Les lendemains de pleine-lune n'étaient jamais très agréables. Nous étions souvent tous très à cran et fourbus de mille maux, autant dire à fleur de peau. Sortant de la douche, j'avais enfilé un jean, un t-shirt, et descendais dans la cuisine, pieds nus, les cheveux encore humides. Là, plusieurs membres de la meute étaient déjà présents. Ma sœur Dallas était assise à la grande table de bois, une tasse fumante devant elle, les cheveux relevés avec un crayon planté dedans. Adossé à l'évier, mon frère Denver tenait entre ses mains une tasse fumante également. Assis sur le comptoir, Dominik avait d'immenses cernes sous les yeux, et discutait à voix basse avec David qui se massait la nuque, les deux jumeaux avaient l'air épuisés. Face à Dallas, ma petite Delilah avait le menton posé au creux de ses mains, coudes sur la table, les yeux clos. Et à côté d'elle, ma tante Daphné avait les yeux rivés sur le journal.
« ▬ Tu mets de l'eau partout sur le lino, Der » me dit-elle sans même relever les yeux vers moi. Encore dans les vapes, je la regardais sans comprendre. « L'eau. Dans tes cheveux. Tu en mets de partout. Tu aurais pu prendre la peine de te sécher, avant de descendre. » Je passais nonchalamment une main sur mon cuir chevelu, en grognant. Me dirigeant vers Denver, je lui pris sa tasse des mains, et bu dedans. Du café, bien fort, bien chaud. Denver n'eut même pas la force de protester et grogna mollement. Le costaud liquide me fit beaucoup de bien, et diffusait son réconfortant arôme dans toute la pièce, nous aidant petit à petit à émerger.
« ▬ Il y a du pain dans le toa... » commença Dallas en baillant, interrompue par le bruit du pain qui sautait du toaster. J'aurais préféré quelque chose de plus consistant pour me requinquer, mais dans l'immédiat, c'était suffisant. Récupérant les deux tranches, je les disposais dans une assiette et me dirigeais vers le frigo. Je posais le tout sur la table, et m'assis face à Delilah, lui adressant un mince sourire et un clin d'œil. La nuit avait été longue pour tout le monde, certains manquaient même à l'appel.
« ▬ Ariena est déjà partie ? » demandais-je à la cantonade, mordant une large bouchée dans un des toasts grillés, poussant le deuxième vers ma plus jeune sœur qui n'y toucha pas, faisant la grimace. « Je ne l'ai pas entendue descendre... »
« ▬ Elle est partie il y a dix minutes, elle devait se rendre au Ministère, qu'elle a dit » me répondit David en haussant les épaules. Il me semblait pourtant encore sentir son odeur. Intrigué, j'inspirais profondément. Ce n'était pas tout à fait la sienne, en y réfléchissant bien. Cela lui ressemblait pas mal, mais ce n'était pas elle. Quoiqu'il en soit, je connaissais cette odeur... Comme une flèche, je me levais de ma chaise, et sortit en trombe sur le perron. Non loin duquel se tenait Farkas.

Je ne m'attendais pas à voir Farkas dans notre domaine. Était-il incroyablement courageux, incroyablement stupide, ou incroyablement fou je n'aurais su le dire, mais de le voir là, titubant comme moi, sur le quasi perron de notre demeure me surprit. Il avait l'air autant si ce n'est plus mal en point que nous en ce lendemain de pleine-lune, et des cicatrices témoignaient de la dureté de sa nuit. Les pleines lunes étaient dures à gérer pour les jeunes loups, ceux qui manquaient de gallon comme le disait toujours mon père, l'Alpha de notre meute, mais je soupçonnais chez Farkas des circonstances plus psychiques que physiques, qui affaiblissaient son état. Lui et moi, nous avions le même âge, pourtant nous étions si différents...
Quoiqu'il en soit, j'espérais qu'il soit venu à peu près en paix, car je ne me sentais clairement pas d'attaque pour un affrontement. Mes tempes bourdonnaient, ma tête me lançait, mes muscles étaient tendus comme des arcs et en proie à des crampes très douloureuses, et je sentais mes mains et mes jambes trembler. Généralement, la meute restait à la maison les lendemains de pleines lunes, à récupérer de la fatigue de la veille, et les plus courageux ne sortaient qu'à la nuit tombée faire un tour dehors. Moi, j'aurais volontiers passé la journée allongé dans le noir.
Dès qu'il me vit, Farkas se détacha de l'arbre contre lequel il était appuyé et s'avança en chancelant dans ma direction. De la même démarche, j'avançais pieds nus jusqu'à la première marche du perron sans descendre et le toisait du plus haut que je le pouvais.
▬ Tu n'as rien à faire ici ! aboyais-je d'une voix rauque et d'un ton agressif, espérant ainsi le dissuader d'avancer plus.
- Où est-elle ? répondit-il brutalement. Ariena. Bien sûr. Qui d'autre ? J'entendis de l'agitation à l'intérieur. Notre échange était surveillé.
▬ Ça ne te regarde pas, crachais-je en retour, d'un air goguenard. La provocation n'était sans doute pas la meilleure tactique à adopter, mais ne m'avait-on pas toujours reproché d'agir d'abord avec mes muscles, puis ensuite avec ma tête ?

Je sentais la nervosité à l’intérieur de notre demeure, j’entendais déjà les grognements sourds qui provenaient de derrière moi, la fatigue de la veille mettait tout le monde sur les nerfs, et si ma meute était réputée pour être plus ou moins pacifiste, j’en connaissais certains parmi nos rangs qui étaient plutôt soupe au lait. J’entendis des pas, une cavalcade, et ma mère rappeler ma petite sœur Delilah, qui apparemment voulait sortir elle aussi. Mon cœur manqua un battement. Farkas était dangereux et instable, nous le savions tous, je ne voulais pas que les choses dégénèrent.
«  - Depuis quand tu décides de ce qui me regarde Fairbrother ?
▬ Depuis que tu te permets de venir me menacer sur mon propre territoire, Hitchens ! crachais-je en retour. Farkas sembla se ressaisir un peu, et prendre sur lui pour être moins agressif. Je devinais facilement les efforts que cela devait lui demander.
- Elle a passé la nuit ici hein ? Elle était avec vous ? demanda-t-il, même s’il devait se douter de la réponse. J’haussais les épaules, chose que je n’aurai jamais dû faire, vu la douleur lancinante qui me coupa presque la respiration. Bougeant doucement le bras en mouvements circulaires, j’entendis un « crac » sonore, et bougeais la tête de droite à gauche pour soulager mes cervicales douloureuses de la veille. Un geste qui pouvait peut-être être mal interprété, mais je m’en fichais. Je n’étais pas décidé à affronter Farkas, mais je n’étais pas non plus décidé à lui simplifier la tâche.
▬ Ouais, elle était ici avec nous comme à chaque pleine-lune depuis un moment maintenant. Tu viens juste de la manquer. Ton éternel problème Hitchens ; le bon timming… » ajoutais-je, et je savais que ma dernière remarque ne lui plairait certainement pas. Mais je n’aimais pas me sentir agressé dès le matin au réveil. Encore moins par un oméga de la meute de Greyback.

Les yeux de Farkas ne cessaient de faire des allers et retours en direction de la porte de notre demeure, et je sentis mon rythme cardiaque s'agiter un peu plus. Que croyait-il faire ? Avait-il une idée derrière la tête ? Cette petite discussion matinale était-elle un moyen de détourner notre attention pour que Greyback et les siens se ramènent ? Ce ne serait pas les premiers à utiliser un stratagème dans le genre, et je sentais ma nervosité croître. Humant l'air à pleines narines, je distinguais la nervosité de Farkas en plus de la mienne, et quelque chose qui se rapprochait peut-être à de la... Peine ? J'étais sceptique. Je quittais un instant le loup du regard pour scanner les bois environnants, et tendais l'oreille. Pas de bruit, pas d'odeur. Farkas semblait bien seul. Il s'apprêta à partir, mais mes mots avaient fait mouche, et je le vis se retourner comme un fou, me fusillant du regard. Il s'avança vers moi, je descendis une marche du perron, en grognant, sentant déjà mes poings se serrer douloureusement et mes yeux changer de couleur.
« - Tu sais que Greyback la cherche, et quand il veut quelque chose, il finit toujours par l'avoir. Il vaudrait mieux pour elle que je la trouve avant lui... Je me permis de ricanner, car de sa dernière phrase, je n'en étais absolument pas convaincu, je pensais même tout le contraire. Ariena était bien plus en sécurité chez nous qu'auprès de Farkas. C'est dans son intérêt que je dois avoir un meilleur timing cette fois.Je ne veux pas la même chose que lui Derek, je veux juste son bien rien de plus.
▬ On repasse aux prénoms maintenant, alors ? je répondis ironiquement. Puis, redevenant sérieux : Nous aussi nous ne voulons que son bien, Farkas, c'est pourquoi tu dois te mettre ça une bonne fois pour toute dans ton crâne de jeune chiot fou : elle. est. bien. plus. sûre. et. sécurisée. en. notre. présence, martelais-je d'une voix sourde. Puis, histoire d'enfoncer le couteau dans la plaie, mais de lui remettre également les idées au clair, j'ajoutais : Il fut un temps où ma meute ne désirait aussi que ton bien à toi. Nous t'avons proposé une place parmi nous, une nouvelle vie, la chance de tout recommencer à zéro, et d'une meilleure façon. Tu n'as rien voulu entendre, tu as choisi de suivre Greyback. C'est trop tard pour te faire des cheveux blancs maintenant. »

Les dialogues avec Farkas n'avaient pas toujours été aussi houleux, électriques et lourds. Pas au début. Seulement le loup était réputé pour son instabilité, et la situation présente en était un excellent exemple. Toutefois, la pleine-lune semblait l'avoir éprouvé, mais c'était également mon cas. D'un naturel impatient, je l'étais d'autant plus lorsque je me sentais faible, et le monologue sans queue ni tête d'Hitchens avait le don de tester mes limites et de me faire goûter à la douce folie du lâcher-prise. Mes cervicales craquèrent une nouvelle fois, et depuis le perron, j'entendis la voix de ma mère m'appeler à la contenance et à la retenue, depuis la cuisine. Je n'avais cependant que faire de ses conseils, et tandis que Farkas, au bout du rouleau, titubait et reculait, je réunissais mes forces pour descendre à sa rencontre. Bientôt, mes pieds nus touchèrent l'herbe humide de rosée, et mon congénère lycan s'appuya de tout son poids sur un arbre, respirant lourdement. J'avançais lentement vers lui, le sondant du regard. Car j'étais sûr d'une chose : c'était de n'être sûr de rien en présence de Farkas Hitchens.
« - Vous n'avez jamais rien compris... Personne ne peut vouloir mon bien, personne ! Vous m'avez fait autant de mal que les autres, vous... balbutia-t-il.
▬ Assez, Farkas, assez. Tu ne sais même plus ce que tu dis, grognais-je, las et agacé du comportement mais aussi de la détresse évidente du lycan. La paranoïa te fait parler, et sombrer de plus en plus... Il se frotta le visage et se laissa glisser le long de l'arbre. J'avançais encore doucement, le surplombant de ma hauteur, pas franchement sûr de ma stabilité et mon équilibre pour autant. Il poursuivit ;
- Ariena ne doit pas être abandonnée... Je ne l'abandonnerais pas, geint-il à nouveau.
▬ Ce ne sera pas le cas, car elle nous a choisi. Comprends-tu ? Nous ne l'abandonnerons jamais, elle ne manquera jamais de rien avec nous. Pourquoi t'entêtes-tu à vouloir faire cavalier seul ? Demandais-je d'une voix rauque. Précisément lorsque ton aide n'est absolument pas requise par la principale concernée ? » Ajoutais-je, sachant d'avance que le choix de mots, bien que sincère et véridique, n'était pas bien trouvé. Tant pis, Farkas devait cesser de se complaire dans son rôle de victime et martyr, et d'une façon comme d'une autre, j'étais bien décidé à l'aider à y remédier.

La conversation - si l'on pouvait véritablement appeler ça une conversation - aurait put s'achever là. Très franchement, je n'étais en état de rien, ma tête me bourdonnait et mon corps entier me lançait, et Farkas avait l'air dans le même état, si ce n'était pire. Je n'avais en plus pas grand chose contre lui, je déplorais juste ses choix de vie regrettables, mais j'estimais qu'on lui avait tendu suffisamment de perches qu'il n'avait eu de cesse de refuser, et qu'il avait laissé passer sa chance. Aussi le laissais-je blablater ses propos incohérents concernant cave et chaînes, qui de toute façon n'étaient pour lui que synonymes de torture, et bien que je ne me considérais pas moi-même comme le plus réfléchis et mûr des hommes, j'abandonnais l'idée de faire changer de point de vue son cerveau obtus. Je tournais donc le dos et les talons, plus ou moins indifférent au sort d'Hitchens - de toute façon, nous n'étions qu'à un pas de notre demeure, et ma tante Daphné avait d'excellentes capacités de guérisseuse, bien que je doutais qu'elle les eu volontiers mises au service de Farkas. Les derniers mots de celui-ci ont confirmé mes doutes.
De l'intérieur de chez nous, j'entendis de violents feulements indignés, notamment de ma tante et mes trois cousines. Ses mots eurent sur moi le même effet qu'une gifle, ou qu'une douche froide. Le bannissement de mon oncle Dean de notre meute était un sujet tabou, tout autant que Dean en lui-même, dont nous ne parlions jamais. Je voyais rouge - littéralement - et mes poings se serraient à nouveau. Furieux, je me retournais vers Farkas et l'aidais à se mettre une bonne fois pour toute sur ses pieds, en rassemblant le peu de forces qui me restaient et en l’attrapant par le col de son t-shirt. De l'intérieur me parvenaient des battements de cœurs saccadés, des raclements de chaises, des grognements et des murmures étouffés, autant de boucan qui n'aidaient pas Farkas et moi à conserver notre calme.
« ▬ Comment oses-tu ? Comment oses-tu débouler chez nous, sortir ton grand numéro, réclamer des renseignements qui ne t'incombent pas, me narguer, et parler de... ça ? Je ne maîtrisais plus le tremblement de rage dans ma voix, et avait lâché le col de Farkas pour mieux ancrer mon regard sombre dans le sien. Est-ce que tu as définitivement perdu l'esprit ? Est-ce que tu es suicidaire ? C'est... L'idée m'effleura enfin que Fenrir était derrière tout ça, C'est une mission suicide, c'est Greyback qui t'envoie, c'est ça ? J'ajoutais, en me reculant légèrement, ne le lâchant pas des yeux, oreilles aux aguets. Car je ne vois que ça. Tu es peut-être instable, mais pas au point de te jeter aussi bêtement dans la... Gueule du loup, hein Farkas ? Toi ? Me parler de ma famille, et de ses problèmes ? Qu'y connais-tu, toi, à la famille ? Qui te reste-t-il de ta famille ? Toi le... Bâtard ? » Les mots étaient jetés - le dernier même craché -, tout comme les dés désormais.