L'avenir est un long passé, Emy

En ce moment, rien n'allait pour Neil. Orchid était enceinte et faisait de plus en plus pression sur lui pour qu'il lui lance le sort de vérité que lui administrait autrefois son père. Elle était en effet de plus en plus sujette aux absences, et s'inquiétait pour le bébé. Au manoir Anderson, l'endroit où ils vivaient, l'ambiance n'était pas gaie non plus. Seth et Sonia semblaient cacher quelque chose, ils n'étaient pas tranquilles. C'est pourquoi ce soir, avant qu'Orchid ne rentre, Neil avait souhaité transplaner ici, non loin de Poudlard, là où il avait été heureux par le passé. Ses années d'école lui semblaient lointaines et proches à la fois. Il aurait parfois aimé retourner dans ce coin douillet et sécurisé, mais sans l'amour d'Orchid, sa vie avait été bien fade.

Il observa l'étang qui lui faisait face, et jeta quelques galets à sa surface, pour faire des ricochets. Les lieux étaient déserts, et l'on entendait rien d'autre que le bruit du vent et des quelques crapauds sauvages qui chantaient à tue-tête. Il fut serein l'espace d'un instant. Puis un craquement se fit entendre, quelqu'un approchait derrière lui. Il se retourna, et se crut catapulté plusieurs années en arrière, dans la volière du château.

Ce n'était pas lui. Ou peut-être que si. Était-elle seulement capable de le reconnaître, à une distance pareille et après tout ce temps ? Sûrement pas. Et puis, se retrouver pas hasard à cet endroit aurait était une sacrée coïncidence. Et Emy savait que l'univers était trop paresseux pour laisser le hasard faire les choses. Elle fut un instant tentée de faire demi-tour sans savoir ce qu'il en était réellement. Le seul souci était que la brunette réfléchissait peu avant d'agir. Sa curiosité se devait d'être satisfaite, aussi décida-t-elle de s'approcher. Retenant son souffle comme si elle avait peur qu'il ne soit trop bruyant, Emy ne se méfia pas assez de ce qui était pourtant la chose à laquelle tout le monde aurait fait attention. Les fichues branches qui jalonnaient le sol. Ces branches qui craquaient quand on marchait dessus, cela allait de soi. Emy fit la grimace en ayant l'espoir vain que Neil n'allait pas se retourner, mais cela échoua piteusement. Évidemment. Emy se figea et resta un instant la bouche ouverte, sans aucun son pour en sortir. Jusqu'à ce qu'elle fasse un tout petit effort.
— Neil !
Si Emy avait joué à Questions pour un sorcier, elle n'aurait pas adopté un ton différent : celui presque surpris d'avoir donné la bonne réponse. Et autant ravi que nerveux, il fallait bien le dire. Il n'y avait sans doute pas de quoi l'être. Elle inspira en remettant une mèche de cheveux derrière son oreille histoire de se donner un peu de constance, puis s'approcha un peu. En tentant un sourire, parce qu'elle avait conscience que cette approche peu discrète avait de quoi faire un peu peur.
— Neil.
Là, c'était mieux. Après tout c'était elle qui l'avait observé de loin, alors ce n'était sûrement pas à elle de paraître surprise. Ne pouvant cependant pas s'empêcher de fixer Neil comme pour se persuader que c'était bien lui qui lui faisait face, Emy eut soudain conscience qu'il était peut-être nécessaire de dire quelque chose. Et autre chose que son prénom, si possible. Elle détourna le regard au loin, pour le poser sur l'étang devant eux. En regardant les reflets du soleil se refléter sur l'eau, la jeune femme eut un petit rire nerveux à cause de la situation, et prononça les seuls mots qui lui vinrent à l'esprit.
— Tu es au courant que t'es maintenant trop grand pour faire des ricochets, n'est-ce pas ? se moqua-t-elle en lui adressant un regard amusé. Passer par la case des bonjours conventionnels était sans doute trop compliqué pour Emy. Un peu trop convenu et faux, et elle ne voulait pas que ces retrouvailles se déroulent ainsi. Parce que ça n'avait jamais été comme cela entre eux, et que ça n'avait pas vocation à l'être. Pas même après tout ce temps.

« Neil ! » Son prénom résonna, longtemps, sans qu'aucun d'entre eux n'ose prendre la parole. Il était aussi surpris qu'elle, sinon plus. Lorsqu'ils avaient rompu, de manière assez abrupte, quelques années plus tôt, ils s'étaient éloignés, puis perdus de vue. Il pensait ne jamais la revoir. Et voilà qu'il était face à elle, à des centaines de kilomètres de chez lui. Son premier amour n'avait pas changé. Cette maladresse qui la caractérisait et lui donnait un charme fou, ces longues mèches brunes qui encadraient son visage et se plaisaient à être remises en place, cette voix douce qui visait toujours juste. Elle se tenait là, devant lui. « Tu es au courant que t'es maintenant trop grand pour faire des ricochets, n'est-ce pas ? »

-Si tu savais...

Répondit-il sans réfléchir. Cette remarque lui avait rappelé que dans quelques mois, il serait père, donc oui, définitivement trop grand pour jouer à des jeux d'enfants. Et pourtant... il en était toujours un.

Il tapota doucement l'herbe fraîche à côté de lui, pour qu'elle y prenne place. Il lui sourit, heureux de la revoir.

-Qu'est-ce qui t'amène par ici ?

Demanda-t-il, curieux de savoir si la même idée les avait réunis.

Entendre la voix de Neil rendit les choses plus concrètes. Car Emy doutait encore du fait que tout ça soit bien réel. Qu'elle ait pu le croiser sans le vouloir. C'était une décidément une chose étrange, le hasard. Étranges, les premiers mots de Neil l'étaient aussi. Ne pouvant s'empêcher de froncer les sourcils, elle se demanda ce que sa réponse voulait dire. Sûrement pas grand-chose. Neil avait toujours été comme cela. Un peu mystérieux, à lâcher des phrases qui résonnaient aux oreilles d'Emy mais qu'elle n'était jamais capable de déchiffrer complètement. Il lui fit signe de le rejoindre à ses côtés, mais elle eut un moment d'hésitation à peine perceptible. Peut-être aurait-elle mieux fait de prétexter avoir des affaires urgentes à régler. Ce n'était pas le cas, et c'était de toute façon trop tard. Et puis, Neil lui lança un sourire qu'Emy ne pouvait décidément pas ignorer sans s'en vouloir par la suite. Alors elle s'approcha doucement, comme si elle avait eu peur de faire quelque chose de travers. Car c'était ce qui arrivait toujours, lorsqu'elle ne s'y prenait pas avec précaution. S'asseyant à une distance raisonnable, Emy fit la moue à la question qui lui était adressée. Elle préférait d'ordinaire les poser que d'y répondre.
— J... Je sais pas. Elle leva les yeux au ciel une seconde pour tenter de se souvenir de la façon dont elle avait décidé de se rendre à cet endroit. L'envie de... je sais pas, me poser un instant. Quelque chose comme ça. Loin du tumulte, des gens qui vivaient, de la vie qui passait. Emy aurait bien formulé plus ou moins cela à voix haute, mais n'était pas bien sûre que cela aurait eu plus de sens que ce qu'elle avait fini par baragouiner. Elle n'avait de toute façon jamais été très douée pour retranscrire ses pensées en mots, alors quant à se faire comprendre... La jeune femme haussa les épaules, puis tourna la tête vers Neil.
—Qu'est-ce qui t'amène par ici ? reprit-elle mot pour mot avec un discret sourire. Emy se doutait que cela n'était sûrement pas une irrésistible envie de lancer des cailloux sur la surface d'un étang. Et quand on n'avait pas de réponse valable à donner soi-même à une question, la seule chose à faire était de la poser à son tour.

L'envie de se poser un instant. Hum. Emy lui retourna la question et il répondit assez naturellement :

-Le besoin d'échapper à ma vie pendant quelques heures je suppose. De prendre du recul.

Il laissa échapper un petit rire, en songeant au ridicule de la situation.

-Qui aurait cru il y a quelques années que je me mettrais à aimer la nature et les oiseaux qui gazouillent ?

Son regard se posa sur Emy, pendant de longues minutes. En sixième année il aurait eu honte de dévisager quelqu'un de la sorte, mais le temps passant, il avait gagné en assurance. Pourtant, loin de lui l'envie de l'indisposer. Il souhaitait simplement étudier ses expressions, deviner ce qu'elle était devenue, ce qu'elle ressentait, comment elle allait. Cependant, même la magie ne pouvait lui apporter ces réponses. Alors il posa simplement la question.

-Qu'est-ce que tu deviens ?

A présent qu'il la revoyait devant lui, avenante et accessible, il regrettait de l'avoir perdue de vue pendant toutes ces années. Ils avaient été proches autrefois, c'était la première personne à laquelle il avait pu donner sa confiance, elle avait été son amie, son âme sœur. Et malgré la fin de cette relation amoureuse, il se plaisait à croire que leur amitié subsistait encore, quelque part au fond d'eux. Après tout, ils se connaissaient par cœur, n'est-ce pas ?

Il reprit du service avec les cailloux, en s'entraînant à viser de plus en plus loin. Après avoir assommé une grenouille et lâché un « Oups ! » bruyant, il décida d'interrompre ses activités. Tout en écoutant attentivement les réponses de la jeune femme, il contempla le ciel qui ornait de superbes couleurs cette fin d'après-midi. De temps à autre, un nuage s'aventurait à l'horizon, et celui que Neil aperçut avait la forme d'une étoile...

Les gazouillis des oiseaux et le bruissement des feuilles. Neil ironisait là-dessus, et Emy fut bien obligée d'esquisser un sourire à son tour. Les circonstances menaient parfois à goûter à des plaisirs inhabituels.
— Je peux partir et te laisser apprécier tes petits oiseaux en paix, si tu veux, proposa-elle avec un ton peut-être plus moqueur qu'elle ne l'avait voulu. C'était tout de même dommage que Neil ait eu besoin de s'échapper un instant de son quotidien pour qu'Emy refasse une apparition à ce moment-là. Elle se sentait presque coupable de lui gâcher cet instant de paix, alors même qu'elle n'en avait eu aucune intention. Alors bien-sûr, elle n'avait pas la volonté de le laisser tranquille. Et c'était réciproque, apparemment. Emy sentait le regard de Neil posé sur elle. Alors elle garda la tête baissée, trouvant une étonnante distraction à faire glisser les brins d'herbe entre ses doigts sans pour autant les arracher. Elle ne savait pas ce qui était le plus étrange : qu'elle soit perturbée parce qu'il la regardait elle, ou parce qu'il était capable de le faire sans se préoccuper de ce qu'elle allait penser. Peut-être lui fallait-il encore du temps pour réaliser qu'ils n'étaient plus les adolescents maladroits qu'ils avaient été lorsqu'ils s'étaient connus.
Emy avait pourtant l'impression qu'ils étaient les mêmes. C'était sans doute cela au fond, grandir : devenir un peu différent, sans que l'on sache vraiment ce qui avait changé. Et le temps avait bel et bien passé, sans quoi Neil ne lui demanderait pas ce qu'elle était devenue. Pourquoi savait-elle qu'il allait finir par poser cette question ? Et surtout pourquoi avait-elle la désagréable impression qu'elle n'avait rien à y répondre, ou plutôt rien à la hauteur ? Devenir. Passer d'un état à un autre. Aboutir à un résultat. C'était un verbe plein de promesses. Et Emy n'était pas bien sûre d'être devenue quoi que ce soit. Elle releva la tête et prit une seconde pour réfléchir. Les oiseaux lui siffleraient peut-être une réponse meilleure que celle qu'elle s'apprêtait à donner.
— Mmh. Je n'ai pas continué mes études. Je voulais... tu sais, voir le monde. Au moins un peu. Et aujourd'hui je suis là. J'habite à Londres. J'ai un travail qui me plaît et...
En regardant devant elle, Emy haussa les épaules au lieu de finir sa phrase. Ce qui voulait dire « pas grand-chose d'autre ». Le formuler à voix haute aurait peut-être été plus triste que ça ne l'était en réalité. Elle aimait sa vie comme elle était. Rien ne la retenait nulle part, c'était ce qu'elle voulait. Elle se plaisait à penser que le monde lui appartenait, mais qu'elle ne lui appartenait pas. Un jour elle aurait besoin de croire en quelque chose et de s'y investir, sans savoir quand. Peut-être que cela allait arriver sans prévenir. Lui tomber dessus. Comme pour cette pauvre grenouille au loin, qui fut victime d'un lancer de pierre auquel elle ne s'attendait sûrement pas. Et dont Emy n'eut pas besoin d'identifier la source. Elle se tourna et adressa un regard faussement offensé à Neil.
— À part assommeur de crapauds, tu t'es trouvé d'autres occupations ?
Avec un sourire, elle se pencha pour se saisir d'un petit caillou, puis le jeta en direction de Neil. Pour venger la grenouille. Elle pouvait bien faire ça.

Quand Emy lui proposa de savourer seul ce moment de grâce, il éclata de rire. Elle lui raconta ensuite ce qu'elle avait fait par le passé, et ce qu'elle faisait en ce moment. Elle avait suivi une trajectoire relativement classique comparé à celle de Neil. Elle avait eu le temps de voyager, puis avait trouvé un travail... Lui s'était marié en douce, avait trouvé un travail, puis fait un bébé. Chacun son truc.

-Où as-tu voyagé ? Tu travailles dans quoi ?

Demanda-t-il juste après, curieux d'en savoir plus, de renouer leur lien perdu. Il avait également remarqué qu'elle n'avait pas fini sa phrase, comme si ce n'était pas nécessaire. Comme si elle n'appréciait pas sa vie actuelle. Avait-elle connu des périodes extrêmement rudes, comme lui ?

« À part assommeur de crapauds, tu t'es trouvé d'autres occupations ? » Demanda-t-elle en lui jetant une petite pierre.

-Bien sûr, tu penses ! Je chasse également les souris pour les revendre à bon prix.

En voyant le regard éberlué de son amie, il se mit à rire, puis reprit, plus sérieusement.

-J'ai aussi un travail, j'habite à Londres, et je serai bientôt...

Sa voix se mua en chuchotement. Il hésitait à continuer sur sa lancée. Comment réagirait-elle alors qu'ils avaient été en couple et qu'ils ne s'étaient pas revus depuis sacrément longtemps ? C'était déjà assez dur comme ça de croiser quelqu'un des années après avoir quitté l'école, et de tenter de rétablir une amitié, mais s'il fallait en plus lui annoncer que sa femme avait une brioche dans le four, c'était pas gagné ! Il implora Emy du regard, l'air de dire : « Tu veux vraiment savoir ? » mais, voyant qu'elle lui accordait toute son attention, il se sentit obligé de cracher le morceau.

-papa.

Il observa ensuite l'horizon, sans relâche, pour ne pas voir la surprise, peut-être même le jugement, sur le visage de la jeune femme.

Il se demandait bien ce qu'elle allait dire. L'avait-il déçue ? Le prendrait-elle pour un fou ? Car il était vrai que se marier et faire un enfant peu après avoir terminé ses études n'était pas banal. D'aucuns auraient pris Neil pour un être complètement irresponsable. Il se rendit d'ailleurs compte qu'il n'avait pas précisé qu'il était marié, et que par conséquent, la relation qu'il entretenait avec la mère de l'enfant était sérieuse et réfléchie. Mais le caractère doux et compréhensif d'Emy saurait peut-être rassurer le jeune homme.

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