Je m'en souviens, avec une netteté qui pourrait me faire penser que c'était hier. Je n'avais pas plus de quatorze ans, mais déjà je pensais savoir quel destin j'aurai. Seule une fille de mon sang, peut connaître cette sensation sans pareil. Lorsque d'une main, on vous indique le garçon que vous devrez aimer. Celui qui t'épousera, te fera tes enfants, et t’emportera dans son manoir. Ce sera lui qui t'embrassera, pour la première fois et la dernière fois. Ce sera lui qui partagera ton lit pour la première fois, et la dernière. Lorsque ce jour est arrivé pour moi, je pensais que c'était un événement banal. Comment pouvais-je savoir si jeune, l'injustice qui régissait l'arrangement ? On n'eut pas besoin de me présenter à lui, l'avantage d'être fiancée à son cousin. Je suppose que j'aurais pu refuser, que j'aurai pu repousser ce contrat. Mais je n'ai pas prétendu être courageuse, j'ai toujours été douée pour accepter. Pour dire vrai, il me plaisait. Mes parents avait fait en sorte qu'il me plaise. Car depuis toute jeune déjà, on faisait en sorte que je le fréquente. Aussi lorsque ce jour est arrivé, j'ai cru tomber amoureuse pour la première fois. Bien entendu, j'étais convaincue que je deviendrai sa femme, un jour. Mais ce mariage n'est jamais advenu, mon père et le sien avait changé d'avis. C'est pourtant lui qui eut mon premier baiser, qui découvrit la pourpre de mes lèvres.
Je m'en souviens comme si c'était hier. Je revenais à peine de la bibliothèque après y avoir passé une après midi de travail, lorsqu'alors que je me dirigeais vers la salle commune de ma maison, mon regard rencontra le soleil d'été. Ce soleil resplendissant qui illumine les choses avec une aura céleste et glorieuse. Telle une luciole, la lumière m'a attirée vers l'extérieur, et alors que le vent léger soulevait mes cheveux, que j'avais détaché pour une fois, je pris le chemin du lac. Il était rare que je m'aventure dans le parc, ou vers le lac. Mais ce jour là, je me sentais irrésistiblement attirée par l'extérieur, mon esprit tout entier était attiré par la liberté des espaces ensoleillés. J'avançais avec une précaution digne d'une enfant, surveillant mes souliers pour ne pas chuter dans les marches qui menaient au parc. Enfin, je me trouvais devant l'étendue d'eau, dans laquelle les reflets du soleil semblaient jouer, la couvrant de milles couleurs et d'une palette de nuance que les vaguelettes de sa surface rendaient d'une richesse captivante. Je m'assis sur l'herbe, celle ci était un peu humide, mais le soleil avait séché l'excès d'eau qui aurait pu mouiller ma jupe. Je pense que j'aurais pu rester plusieurs heures devant ce spectacle, contemplant l’œuvre de la Nature et du Soleil. Gaïa et Hélos s'étaient unis dans une démonstration de leur puissance, et celle ci était d'une beauté d'un autre monde. Un souffle frôla mon épaule, et je penchais mon visage pour jeter un regard derrière moi. Mes yeux tombèrent dans ceux de mon cousin, de mon fiancé. Mes traits prirent un air surpris, et je me relevais aussitôt, comme si debout, j'eus espéré paraître moins naïve. M'avait-il suivie ? Ou comme moi, le spectacle de la lumière solaire sur l'eau du lac l'avait attiré ? Ses prunelles étaient rivées sur mes lèvres, mon ventre se serrait face à ce regard, que jeune encore, je n'avais jamais aperçu chez un garçon. Il s'avança et m'embrassa, d'un baiser qui a l'époque me fit frissonner et fantasmer des mois durant, et qui depuis me paraît d'une banalité décevante. Ses lèvres se détachèrent, et il reprit le chemin du château. M'avait-il embrassée seulement pour jouer avec moi ? C'était probable, la plupart des sangs-purs avaient développé une certaine tendance au sadisme. Mes yeux ne se détachèrent pas de son dos, et de ses cheveux, alors qu'il remontait. Comment aurais-je pu penser que quelques mois plus tard, on m'annoncerait que ces fiançailles seraient rompues, et quelques années plus tard, que cette insupportable Avery m'avait été préférée ? Mon sang n'était-il pas assez pur ? Etait-ce ce baiser qui n'avait pas été à la hauteur ? Est-ce que son père préférait-il la blondeur des cheveux de cette Avery ? Il n'y a pas pire torture mentale que celle de la rivalité, instaurée arbitrairement, et dont l'on cherche les raisons. Encore maintenant, elle m'influence, et si je cherche à demeurer la jeune sang-pure parfaite, c'est aussi pour faire regretter le choix de nos pères. Tout sera parfait, mon mariage, mes enfants, tout sera mieux, et meilleur que ce que pourra faire Fluvia. C'était l'une des seules choses que j'avais désiré, après cela, je n'ai plus jamais désiré. Sauf une chose : Ma liberté. La liberté qu'on ne me manipule plus jamais, que jamais plus on ne décide de mon mariage comme de celui d'une génisse. Que je puisse choisir le père de mes enfants, puisque le but de ma vie était d'enfanter, alors je le ferai à ma manière. Et lorsqu'enfin, j'aurai obtenu cette liberté, cette mince marge de manoeuvre, alors je saurais prendre ma revanche sur ceux qui m'enchaînèrent à leur projet de grandeur.
Prends garde père, ce n'est qu'une question de temps ...
Toute son enfance, on imagine et on rêve de ce que peut être un baiser. Et puis, on embrasse pour la première fois, on s'émerveille un temps, et ensuite on oublie, parce qu'un baiser, ce n'est finalement pas grand chose.