Les pleurs de Alienor redoublèrent et, quand elle cacha son visage derrière ses mains, Nate ne put à son tour retenir les larmes. Il se laissa tomber sur le banc qu'occupait Alie.
▬ J-je suis désolée, Nate. Vraiment désolée…

Le jeune Curtis renifla, songeant qu'il y avait une dizaine de minutes, il était dans un tout autre état d'esprit, persuadé qu'il retrouvait son amoureuse pour partager avec elle de doux instants... C'est que l'ironie pouvait vous prendre à revers.

Il n'arrivait pas à se l'imprimer dans le crâne : Alienor, promise à un autre. Étaient-ils encore au début du siècle, où les familles arrangeaient les mariages de leur progéniture de façon à renforcer leur statut social ? Amèrement, Nate se disait que, comme dans un vaudeville, il aurait pu aisément devenir l'amant d'une Alienor mariée et peut-être mère de famille - l'idée qu'elle pût avoir des enfants avec ce maudit mec lui donnait envie de vomir. Nate savait que Alienor l'aimait. Qu'ils s'aimaient vraiment. Mais, jouer l'homme que l'on appelle quand le mari n'est pas là, qui doit s'échapper de la plus habile des manières pour préserver le secret, celui qu'on ne mentionne jamais dans les conversations sous peine d'éveiller des soupçons, tout cela n'intéressait pas Nate. Par orgueil, il refusait d'être ramené au second rang. La position d'Alienor serait plus inconfortable que la sienne, mais il savait qu'il souffrirait de la voir mal, de la voir avec un autre, qu'elle ne soit plus à lui, rien qu'à lui.

▬ Je suis désolé aussi, souffla-t-il entre deux sanglots.
La colère n'était pas encore calmée, mais il était plus lucide. Alors, sous une impulsion, Nate se tourna vers Alienor et lui caressa le bras.
▬ Que comptes-tu faire, à présent ?

Sa voix tremblotait un peu, mais c'est un regard assuré qu'il posa sur la jeune Fawley.

Alors que Nate tremblait lui-aussi sous le choc et la tristesse, la future mariée fut tentée de lui promettre monts et merveilles. Oh, elle aurait pu ! Elle aurait pu lui promettre qu’elle lui resterait fidèle, à lui uniquement et non à ce mari auquel elle était promise et à qui, bientôt, elle devrait jurer fidélité éternelle. Elle aurait pu lui assurer que jamais son amour pour lui ne s’éteindrait et qu’elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le garder auprès d’elle. Quitte à tromper cet homme au nom tordu. Toutefois, elle connaissait Nate. Elle le connaissait fort bien et le savait fier. Si elle avait été prête à tous les sacrifices pour lui, elle était consciente qu’il ne consentirait à devenir cet amant que l’on cache dans la penderie lorsque débarque promptement le mari. Et au fond, elle n’en voulait pas. Ce n’était ni lui rendre service à lui, ni à elle. Jamais ils ne pourraient nourrir une relation épanouie à présent. Jamais ils ne pourraient se marier. Nate devait faire sa vie à présent, elle le comprenait, et elle ne pouvait pas se permettre de l’empêcher de retrouver goût à l’amour et à la vie simplement parce qu’elle voulait le garder auprès d’elle.
Qu’allaient-ils faire, l’un comme l’autre, à présent ? Que devaient-ils faire ? Nate avait beau poser la question, la belle aristocrate ne savait quoi lui répondre. Posant sa main sur celle du garçon, elle n’osa pas pour autant le regarder.
« Je ne sais pas, » murmura-t-elle en secouant la tête avec défaitisme.
Comment l’aurait-elle pu ? Elle ne connaissait vraiment Christian et le simple fait qu’il s’agisse du frère du retors Niclas suffisait à la faire frémir. On disait de lui qu’il était un homme taciturne, discret et réservé. Mais comment être certaine que derrière cette façade ne se cachait pas un être plus malsain encore que son frère ?
Toutefois, elle refusait de se laisser abattre. Son père n’allait pas la marier à Niclas ni même à ce vil serpent de Rosier. Christian pouvait se révéler être un être sensible et sensé. D’ailleurs, il l’avait plutôt impressionnée de son concerto lors du mariage de Cassiopeia.
« Peut-être acceptera-t-il que je reprenne mes études, » fit-elle un brin rêveuse sans même nommer son futur mari. « J’aimerai entamer des études de médicomagie. Peut-être cela m’offrira-t-il un peu d’indépendance, qui sait ? » Elle haussa les épaules alors que naissait un faible sourire, doux et empli d’espoir, sur son joli minois.

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Le visage - si beau - de Alienor se renfrogna. Nate fut stupéfait de voir que, bien qu'elle sût depuis un moment qu'elle devait épouser un autre, elle n'avait élaboré aucun plan d'avenir. Elle ne semblait nullement s'être projetée dans son futur. La blessure que Nate avait à l'âme lui fit soudainement un peu moins mal. Il était un peu soulagé de voir qu'elle était aussi perdue que lui - que c'était sûrement pour cela qu'elle ne lui avait rien dit tout d'abord. Mettre la tête dans le chaudron était un bon moyen d'éviter la dure réalité. Hélas, elle avait le don de se rappeler à votre bon souvenir...
Alienor avait posé sa main sur celle de Nate qui ne parvint pas à ne pas la saisir. Entremêlant ses doigts dans les siens, il chercha son regard, souhaitant lui insuffler du réconfort. Muet jusqu'alors, Nate était devenu un garçon particulièrement expressif. Ses prunelles sombres se paraient de nuances et il était capable de dire beaucoup de choses à travers un simple regard. Mais la belle gardait obstinément les yeux rivés sur le bois de la table, et elle ne put voir le soutien qu'il tentait d'exprimer.

Ils restèrent quelque temps en silence, l'un près de l'autre, jusqu'à ce que la jeune femme secoue la tête en signe de dénégation et sembla se reprendre.
▬ Peut-être acceptera-t-il que je reprenne mes études, avança-t-elle doucement.
Elle avança des études en médicomagie, comme tentative d'être plus autonome.
Quelque chose gronda en Nate. Le fait qu'elle le mentionne. Et surtout le fait qu'elle était prête à quémander une autorisation sur la façon dont elle devait vivre sa vie. Nate se raidit.
▬ Pourquoi lui demander l'autorisation ?, dit-il un peu brusquement. C'est idiot. Qu'importe son avis, non ?

La jeune Fawleynageait en eaux troubles, dans un état d’indécision inconfortable. Elle était perdue et menaçait à tout instant de sombrer dans les profondeurs. D’ailleurs, en ayant cessé de croire au couple qu’elle formait avec Nate et à son avenir, la surface ne l’avait-elle pas déjà engloutie ? Sa réponse bien idiote et surtout l’intolérable idée qu’elle puisse demander l’accord de son mari pour décider de sa vie en étaient bien la preuve. La jeune lionne, fougueuse et brave, qu’elle avait été était bien loin à présent mais, enfermée dans ce vicieux cercle familial et dans une dépréciation permanente, elle en avait fini par oublier ce fauve indomptable. Par s’oublier elle-même.
« Pourquoi lui demander l'autorisation ? C'est idiot. Qu'importe son avis, non ? » la questionna alors sans détour Nate. Idiot. La simple prononciation de ce mot suffit à la belle aristocrate pour se rendre compte de l’absurdité de la situation. Pourtant, s’il n’y avait que cela qui était absurde. Sa vie, sa famille, son avenir. Tout cela. Tout était absurde. L’idée-même que l’on puisse forcer une jeune femme à se marier à un inconnu -ou presque-, sa majorité à peine atteinte était aussi révoltant qu’imbécile. Pourtant c’était là l’avenir auquel elle était promise et elle ne doutait guère que, si Christian se pliait aux coutumes d’antan en matière de mariage, il en ferait de même pour ce qui était des droits et devoirs maritaux. Malgré ses traits juvéniles, le cadet Travers serait bientôt père de famille et devrait agir en tant que tel, dans la droite lignée des enseignements qu’on lui avait inculqués.
« Je suis d’accord avec toi, » finit-elle par répondre alors qu’un fin sourire mélancolique fleurissait sur son minois. « Mais s’il me faut finir ma vie à ses côtés, mieux vaut gagner sa confiance tout de suite. Et agir selon l’éducation que l’on nous donnée est la meilleure des solutions. Même si cela est regrettable. » Son regard se perdit un instant dans les ondulations de la toile de tente sous la faible brise estivale. « Enfin, je crois … » Douta-t-elle alors.
Elle ne savait pas.
Elle ne savait plus.

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Le ton de Nate sembla comme réveiller Alienor. Elle ne lui répondit pas tout de suite, ses yeux papillonnant un peu, ne se fixant jamais vraiment. Nate l'observait, essayant de deviner ce à quoi elle pensait, ce qu'elle pourrait lui répondre.

Il avait l'impression de ne pas la reconnaître. Bien-sûr, il retrouvait sa délicatesse et sa douceur, mais il lui découvrait également un abattement, un découragement qui n'avaient jamais pu prendre possession de la lionne auparavant. Elle avait toujours lutté contre sa famille et ses valeurs nauséabondes, avec cette force tranquille qui la caractérisait et qui avait séduit Nate. Là, Alienor donnait l'impression d'avoir rendu les armes, d'avoir capitulé. C'était fini et quelque chose sembla se dégonfler dans la poitrine de Nate.

Il l'écouta dire qu'elle était d'accord avec lui, la regarda sourire faiblement.
▬ Mais s’il me faut finir ma vie à ses côtés, mieux vaut gagner sa confiance tout de suite. Et agir selon l’éducation que l’on nous a donnée est la meilleure des solutions.
Ses mots mirent un certain temps à agir chez Nate, il crut l'entendre dire quelque chose mais cela ne s'imprima pas.

Alors, comprenant qu'elle ruserait d'abord pour survivre, puis pour s'épanouir du mieux qu'elle le pourrait, il resserra ses mains autour de la sienne, plongeant dans son regard dans les yeux clairs de la jeune femme.
▬ Ali... Jure moi....
Il ne savait pas trop comment formuler ses idées, mais il poursuivit :
▬ Jure moi que tu ne te laisseras pas faire, que tu ne le laisseras pas te façonner. Jure moi... Qu'il ne t'aura jamais.

Citation :

Trop beau l'avatar d'Alienor

D’une certaine manière, une partie d’elle-même avait conscience qu’elle s’avouait vaincue, qu’elle rendait les armes après un conflit de plus d’une dizaine d’années. Elle qui avait toujours été si prompte à se dresser fièrement, presque avec arrogance, contre ses parents s’était laissée surprendre par l’imminence d’un évènement qu’elle avait préféré taire et enterrer des années durant. Elle avait perdu. Elle le savait. Cependant, le pire dans cette histoire était peut-être l’image piteuse mais tristement vraie qu’elle renvoyait à Nate à cet instant-là. Il aimait cette Alienor courageuse, rêveuse, impétueuse. Il était tombé amoureux d’elle et non de cette fillette apeurée et perdue à qui il tenait les mains à présent.
Toutefois, il semblait encore croire et espérer pour deux. Il n’avait plus rien à voir dans cette histoire. Elle l’avait éclipsé sans le moindre ménagement et de la pire des manières. Pourtant, il était toujours là pour elle. Véritablement et inconditionnellement. La belle aristocrate sentit son cœur se serrer lorsqu’il raffermit sa prise sur ses mains livides.
« Alie... Jure-moi... Jure moi que tu ne te laisseras pas faire, que tu ne le laisseras pas te façonner. Jure-moi... Qu'il ne t'aura jamais, » lui intima-t-il avec conviction et douceur. Avec Amour.
L’espace d’un instant fugace, l’Alienor d’antan, celle qui n’écoutait que son cœur, ressurgit. Elle dégagea l’une de ses mains de l’étreinte bienveillante pour la poser sur le visage de Nate, ce visage qu’elle avait tant admiré et qu’elle ne cesserait jamais d’aimer même si elle ne pourrait plus en détailler chaque relief.
« En dix-huit ans, ils n’ont jamais réussi à me façonner. Ce n’est pas aujourd’hui qu’ils vont y parvenir, » lui sourit-elle avec douceur. "Certainement pas Christian" voulut-elle rajouter avant de raviser en s’imaginant l’effet que pourrait produire le nom de son fiancé sur Nate. « Je te le promets, » finit-elle par dire en continuant de caresser la pommette de son amour, son véritable amour.

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Tant mieux si tu l'aimes, cet avatar

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Les paroles de Nate semblèrent faire effet chez Alienor. Le regard de cette dernière devient plus déterminé, presque farouche, ses pommettes se rehaussèrent de rouge, la vie parut l'habiter plus nettement. Nate se perdait dans la contemplation de celle qu'il aimait désormais d'un amour interdit. Il caressait de ses yeux la courbe de sa bouche, les éclats de ses cils blonds, les boucles de ses cheveux. Alienor finit par poser une de ses mains sur la joue de Nate et ce contact fut pour lui aussi douloureux qu'exquis, car il savait que c'était une des dernières fois qu'elle lui adresserait un tel geste. Le jeune homme ne put s'empêcher de fermer momentanément les paupières, savourant la chaleur de la main d'Alienor contre sa peau.
▬ En dix-huit ans, ils n’ont jamais réussi à me façonner. Ce n’est pas aujourd’hui qu’ils vont y parvenir.
Elle souriait, presque sereinement. Nate tenta d'en faire de même, mais il eut l'impression que son visage produisait un rictus contracté plutôt qu'autre chose.
▬ Je te le promets.
Curtis posa sa main sur celle d'Alienor et, après avoir inspiré longuement, l'éloigna de son visage.
▬ Je sais que tu feras tout pour tenir cette promesse.
Elle était forte et avait montré sa capacité à résister. Cependant, Nate craignait que les difficultés à venir pourraient amenuiser au fil du temps la détermination d'Alienor. Il ne lui fit pas part de ses sentiments – il était inutile de le faire. Un moment de silence s'étira quelque peu. Il avait gardé dans ses mains celle d'Alienor.
▬ J'ai... aimé être avec toi, lâcha-t-il presque brutalement.
C'était vrai. Il avait vraiment ressenti pour elle un amour fort. Celui qui fait frémir toutes les fibres d'un corps, qui donne de l'inspiration, de la confiance, du bonheur. Oui, Nate avait été heureux avec Alienor, même si leur histoire avait été trop lapidaire. Il doutait de rencontrer un jour une telle félicité, et savait, au contraire, qu'il allait devoir gérer une grande douleur.
De nouvelles larmes roulaient sur ses joues, et il n'essaya pas de les cacher. Seulement, il détourna le regard, qui se posa sur les deux bières placées au centre de la table. Quand il les avait décapsulées, elles étaient fraîches et pétillantes. À présent, elles avaient la fadeur de la température ambiante...

Alors qu’Alienor venait de briser l’amour et les espoirs que nourrissait éperdument Nate à son égard, y avait-il encore lieu de promettre et de tendrement rassurer ? Pouvait-elle encore se permettre telles choses, elle qui avait éhontément abusé de la confiance qu’il lui portait ? La jeune aristocrate n’en savait rien et, à vrai dire, elle n’en avait cure. A cet instant, son cœur, qui pourtant saignait d’une douleur sans borne, brûlait avec une ardeur presque retrouvée. Si elle le lui promettait une telle chose, c’est parce qu’elle s’en sentait capable. Elle se battrait, quoi qu’il en coûte, pour ne pas briser les derniers fragments de confiance qui la liaient encore à son prince.
Et d’ailleurs, Nate n’en douta pas, bien que, éloignant doucement la main qu’elle avait tendu de son visage, il comprenait qu’il n’avait plus de rôle à jouer dans cette tragédie. Peut-être était-ce mieux après tout. Ainsi, ils pourraient, l’un comme l’autre, tourner la page et oublier petit à petit cette douleur poignante qui leur serrait si cruellement le cœur à cet instant.
« J'ai... aimé être avec toi, » déclara Nate dans un aveu touchant auquel se joignirent des larmes sincères dont il n’avait pas honte.
Cette fois, ce fut au tour d’Alienor d’afficher un sourire pincé et résolument triste. Le voir ainsi la plongeait dans un état terrible mais elle se refusait à verser elle-aussi un torrent de chagrin. Elle savait combien cela était dur mais savait aussi combien cela était nécessaire.
« Oh Nate, » soupira-t-elle d’une voix chevrotante en serrant du mieux qu’elle le pût sa main. Et comme il détourna le regard pour le perdre loin de ses yeux à elle, elle ajouta, le cœur lourd mais l’esprit apaisé par la vérité qu’elle allait lui révéler : « Tu m’as offert une liberté que je n’aurais su rêver. »

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Peut-être touchons-nous à la fin ?