Alors qu'elle pliait l'une de ses robes kényane pour son séjour de quelques semaines chez sa sœur, un papier glissa de la table vers le sol. Il s'agissait d'un dépliant du festival de musique sorcier. Dessus apparaissaient les noms des interprètes qui l'animeraient durant tout l'été, ainsi que les différentes activités qui ponctueraient ces deux mois. Elle repéra que les Croque Mitaines s'y produisaient et signaient même des autographes. Elle n'avait pas pensé à y aller pour dire la vérité, mais la réponse que le chanteur avait faite sur le chanson Evangeline avait piqué sa curiosité. Elle ne regrettait en aucune façon le fait d'avoir envoyé cette question à la RITM et en plus, cela lui avait offert une forme d'anonymat qui lui avait permis de lui demander ce qu'elle avait voulu. Si la réponse n'avait pas été celle attendue, les informations données restaient tout de même intéressantes. Elle regarda à nouveau le programme, fort heureusement, il y avait une séance dédicace peu avant son départ pour le Kenya. Il ne lui restait que quelques jours pour obtenir un ticket, mais elle se disait que cette opportunité lui permettrait aussi de voir d'autres chanteurs, de visiter les différents stands - le stand marin pourquoi pas ? - et tout simplement découvrir les terres écossaises dans lesquelles elle n'avait jamais mis les pieds. Et pourtant, fin août, elle devrait se rendre à Poudlard et enseigner l'astronomie à des jeunes adolescents.  

Quelques jours plus tard, elle se retrouvait dans une queue relativement longue de fans des Croque Mitaines, et elle se sentait presque de trop. La plupart étaient assez jeunes. Des adolescentes et des jeunes adultes. Il y avait quelques femmes d'une trentaine d'années. Mais par rapport à la moyenne, elle était certainement l'une des plus âgées. Elle repensait à ce qu'elle allait lui dire. Il fallait que ce soit bref et concis. Elle se doutait qu'ils ne pourraient pas se taper la discute. Elle ne réalisa qu'elle était la dernière que lorsqu'elle se retrouva face à lui. Elle jeta un coup derrière son épaule et oui. Personne derrière elle. Elle ne savait pas trop quoi lui répondre. Elle supposait qu'elle avait de la chance. Mais maintenant qu'elle se retrouvait face à lui, ce qu'elle comptait dire sembla s'envoler aussitôt. Elle lui donna sa plume sans rechigner.  “J'imagine que beaucoup de personnes s'arracheraient les yeux pour être à ma place.” Sourit-elle simplement sans jugement dans sa voix. Elle n'avait jamais été assez fan d'un groupe ou de quelqu'un pour comprendre l'excitation qui était sortie de la bouche des autres fans. “Je m'appelle Imani. J'ai entendu ce que vous avez dit à la RITM la semaine dernière à propos de votre chanson Evangeline.” Comme beaucoup d'autres, elle supposait, mais les autres n'avaient pas envoyé la dite question. Mais elle ne voulait pas le dire ça. Elle préférait ne pas dévoiler ses cartes par crainte très certainement. Cependant dans ce qu'elle avait prévu de dire, elle devait reconnaître une autre chose toute aussi délicate. “En tant que victime, je n'avais jamais envisagé ce point de vue. Ça m'a ouvert les yeux. ” Ce qui était la vérité. Et silencieusement, elle le remerciait... très silencieusement.  

Aussi bien à la radio qu'en "réalité", le chanteur des Croque Mitaine lui semblait nerveux à l'idée de parler de cette chanson Evangeline. Une nervosité qui était contagieuse, car elle ne se sentit pas très bien à l'idée de l'interroger sur le sujet. Ceci aurait pu s'expliquer par sa méfiance naturelle envers les hommes qu'elle percevait pour la plupart comme des potentiels dangers. Mais ce n'était pas le cas ici. Il y avait autre chose et Imani ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Ce qui la perturbait énormément. Il parut se détendre ou tout du moins soulagé. Il répondit même avec une certaine forme de timidité non feinte, elle le savait. Elle se rappelait très bien les amis - elle les avait appelé ainsi à l'époque - qui l'avaient prise pour une menteuse et abandonnée. Sa sœur avait réagi très différemment et avait pris sa parole comme la vérité.  “C'est peut-être bien le moyen pour que ce sujet ne soit plus tabou, en effet.” Elle ne pouvait pas se mettre à la place d'une célébrité, mais en tant que professeure, elle avait ressenti une sorte de responsabilité à propos de la manière dont certaines choses étaient discutées au sein de sa classe et de l'école d'Uagadou. Peut-être était-ce cela qu'il éprouvait. S'il voulait user sa voix et sa popularité pour ouvrir le dialogue, il ne pouvait pas être aussi révoltant qu'elle l'avait imaginé la première fois qu'elle avait entendu cette chanson. Evangeline.

Les victimes n'étaient pas à blâmer, mais elle ne savait pas ce qu'il essayait de dire exactement par "s'enterrent dans le silence". Il existait beaucoup de raisons à cette situation : la culpabilité, la honte, la peur, la tristesse et bien d'autres explications se cachait derrière cela. “Je crois que vous connaissez déjà l'une des raisons à ce problème, celle que vous avez dite tout à l'heure. S'il n'y a pas de dialogue, à qui les victimes peuvent-elles parler ? ” Il n'y avait aucun jugement ni colère dans sa voix. Juste une envie de partager. D'ailleurs, elle se surprit elle-même d'avoir aligné autant de mots en une seule fois sans faiblir, sans se perdre ou trembler. C'était encourageant d'une certaine manière. Une des petites victoires du quotidien. “C'est pourquoi Evangeline est une chanson qui marque. ” Elle s'adressait à des femmes et des hommes aussi - c'était un fait qu'elle était prête à accepter dorénavant - qui avaient été victimes. La seule critique qu'elle pouvait faire, c'était que la chanson blâmait également Evangeline.     

Pour avoir elle-même dérangée par cette chanson, elle imaginait en effet que Evangeline avait des détracteurs pour diverses raisons. Mais au lieu de crier au scandale, elle avait préféré poser la question directement à la source. La réponse de Stubby avait suffisamment piqué la curiosité d'Imani pour qu'elle se déplace en personne jusque devant lui. Et il tenait le même discours avec la même forme de timidité et une pointe de malaise. Ce n'était pas un sujet très facile à aborder, elle-même le savait pertinemment. “Malheureusement. ” Elle aurait aimé, dans le fond, que d'autres parlent des relations abusives et toxiques et donnent la parole aux victimes. Il existait bien les groupes de soutien, mais ce n'était pas vraiment la même chose. Depuis qu'elle vivait au Royaume-Uni, elle n'avait jamais vu la gazette ou toute autre presse traiter de ce sujet de manière... sérieuse. Elle ne pouvait pas réellement se mettre à la place des célébrités : auteurs, chanteurs, journalistes etc. La chose la plus connue qu'elle avait faite était de participer à la rédaction et l'édition de manuels d'astronomie.

Ses centres d'intérêt avaient toujours été l'astronomie, le quidditch et même l'astrologie. Mais jamais, elle ne s'était sentie une arme d'artiste. Elle pouvait apprécier une oeuvre, regarder un tableau ou une sculpture un quart d'heure pour l'admirer. Elle s'était amusée à regarder et visiter certaines pyramides en Egypte. Cependant, elle avait toujours entendu dire que les grands artistes étaient reconnus après leur mort. Elle supposait que les Croque-Mitaines avaient eu de la chance de rencontre leur public. “Je ne suis pas une grande connaisseuse en art, mais...” Elle marqua une pause. Elle craignait de dire une grosse bêtise en tant que petite amateure, mais aussi qu'étrangère - elle ne connaissait pas toujours très bien les expressions européennes. “N'est-ce pas le point commun à beaucoup d’œuvres qui n'entrent pas dans le moule ? D'avoir des critiques négatives assez... violentes. ” Elle se souvenait avoir entendu cela quelque part, lors d'une des célébrations organisées par son ex mari, il lui semblait. Elle apprenait encore à s'adapter à la culture britannique sans perdre la sienne. L'Afrique regorgeait de tels mystères que les anglais ne connaissaient pas. Elle aurait été ravie de les partager si ses amis étaient restés auprès d'elle plutôt de croire l'homme qui avait causé la perte de son bébé. Elle aurait certainement été plus capable de parler avec confiance.  

En art, Imani n'était qu'une amatrice parmi tant d'autres. Elle savait apprécier un morceau de musique, une danse ou une peinture. Elle admirait ceux qui savaient jouer d'un instrument ou dessiner. Elle allait à des expositions sans toujours comprendre l'intention de l'artiste, mais elle avait l'impression que cela l'enrichissait émotionnellement. Et c'était le principal à ses yeux. Elle fréquentait des lieux publics, voyaient d'autres personnes sans forcément leur parler. Elle glanait des informations ici et là sans pour autant tout saisir de la vie d'un artiste. C'est pourquoi elle écoutait sagement Stubby Boardman, sans lui couper la parole, et tout en lui posant des questions. Elle n'était pas dérangée par le fait de paraître ignorante devant lui ni vraiment effrayée, ce qu'elle considérait comme une bouffée d'air frais. Elle pensait qu'elle avait beaucoup avancé ces derniers temps : un nouveau poste à Poudlard, une nouvelle amie en devenir, une question posée à la RITM - certes anonyme, mais c'était déjà - et une conversation polie avec un chanteur. “C'est bien le changement et de casser les habitudes parfois. ” C'était elle qui disait cela, la jeune femme qui avait mis des barrières de sécurité autour d'elle ces dernières années ? Eh bien, elle ne se sentait pas effrayée à l'idée de bousculer un peu son quotidien. La réalisation de cela était peut-être le signe qu'elle était belle et bien prête pour enseigner à nouveau à des adolescents et faire la connaissance de d'autres adultes de tout âge qui seraient ses collègues. Cela la changerait énormément, il fallait le concéder et elle n'avait pas vraiment fait attention à ce détail lorsqu'elle avait accepté le poste d'astronomie. Elle n'avait pensé qu'à la sécurité que lui offrait une telle place.

Elle sourit doucement. Elle ne faisait pas vraiment partie des fans classiques des Croque Mitaines, déjà par son âge, mais aussi parce qu'elle s'était réellement intéressée à ce groupe après son divorce avec Embry. “Je ne pense pouvoir apporté grand-chose à cette réflexion. ” Elle marqua une légère pause. Elle avait bien entendu les chansons au sujet plus léger auparavant telles que Papaya Split. “J'ai remarqué votre groupe grâce à Evangeline, donc je dirais que j'ai été dans un processus très différent des fans que vous rencontrez habituellement.” Elle ne savait pas vraiment si tout ceci avait du sens. Dans sa tête, cela lui avait semblé être une idée brillante, mais maintenant qu'elle avait entendu les mots à voix haute, elle le regrettait quelque peu. “Ce que je veux dire c'est que j'ai commencé par une chanson au sujet délicat avant d'écouter celles qui traitent de questions plus légères.” Arrangeait-elle seulement son cas ? Elle ne savait pas vraiment. C'est pourquoi elle choisit de garder le silence plutôt que de s'enfoncer et se tourner en ridicule davantage.  

Imani ne connaissait pas suffisamment les Croque-Mitaine pour émettre un jugement sur leur carrière entière. Elle n'avait pas fait attention aux scandales affiliés au groupe. Même Evangeline avait été une découverte tardive pour elle. Elle haussa les épaules puis répondit au chanteur : “On ne peut pas faire plaisir à tout le monde malheureusement.” Il y aura toujours des râleurs, des personnes aux goûts difficiles, qui critiquaient tout ou presque. Elle le savait pour avoir participé à la rédaction et la correction de manuels et livres sur l'astronomie. Un travail, même excellent, n'attisait pas toujours que des heureux. C'était bien là le revers de la médaille, elle supposait. Et même lorsqu'on disait la vérité, restait vrai à sa personnalité, on ne se faisait pas que des amis. A vrai dire, on les perdait même. Elle avait donc accepté le fait que peut-être elle n'aurait jamais de réel ami. Sceptique, pessimiste et résolue, ça elle l'était. Peut-être beaucoup trop pour son propre bien.

Elle ne sut quoi répondre à Stubby lorsqu'il lui demanda quand elle avait découvert les Croque-Mitaine. Sans que ce soit directement lié au groupe, cela réveillait des souvenirs assez douloureux. Elle cilla, cherchant la bonne chose à dire sans que ça ne touche vraiment son histoire. “Je n'ai pas toujours vécu au Royaume-Uni. Je suis arrivée à Londres il y a sept ans.” Commença-t-elle par expliquer. Il ne lui était pas très difficile de raconter son histoire avant... avant Embry. Même si elle éprouvait de la nostalgie par rapport à cette époque heureuse et bénie. “Je suis kényane. J'ai vécu une bonne partie de ma vie au Kenya. C'est pourquoi j'ai découvert très tardivement votre groupe et vos chansons. ” C'était une manière de lui expliquer les choses, il lui semblait. La vérité sans les douleurs. Sans les peurs. Sans les pleurs. Elle n'avait pas envie qu'il s'apitoie sur son sort, qui la prenne en pitié et s'excuse. Ce n'était pas tellement un problème en soi. Non, ce qu'elle voulait inspirer, c'était de la sympathie pour la personne qu'elle était devenue par pour celle qu'elle avait été. “Pour ce qui est d'Evangeline, c'est le texte en lui-même plutôt que la mélodie qui m'a marqué. Ce que le texte signifiait pour moi, par rapport à ma propre expérience.” Venait-elle vraiment de raconter cela ? A un inconnu en plus ? Ce n'était pourtant pas si détaillé. Même plutôt vague. Mais il comprendrait, elle en était certaine.