« Estompe moi ça, on dirait un travail de sauvage ». Le pinceau claqua violemment à côté du jeune Malone qui, les doigts imbibés de fusain, regardait sa feuille avec un certain dédain. « Ce n'est pas comme sur le modèle » déplora-t-il du bout des lèvres. Il n'était pas vraiment content de lui-même. Il adorait dessiner mais pire que tout, il aimait peindre. Le dessin, ça demandait plus de précision, ce n'était pas la même pratique. Son attrait allait violemment vers la peinture et son précepteur semblait tout faire pour qu'il devienne maître dans l'art de manier le fusain. « Encore heureux, que ce n'est pas comme sur le modèle » s'écria l'homme comme s'il s'agissait d'une bêtise absolue, ce qu'il venait de dire. Ronan, qui à peine avait douze ans, releva son regard noisette pour croiser celui d'océan de son Maître. Ce dernier s'affala sur le siège de bois à côté de lui et pointa la feuille imbibée de noir de ses doigts tâchés d'encre de Chine : « Ton dessin, ton style. Son modèle, son style, Ronan. Copier, ça n'est bon que pour les ignares et ceux qui n'ont pas de créativité ». L'homme se releva de nouveau pour retourner à ses occupations, marmonnant dans sa barbe des choses que Ronan ne pouvait entendre. Il se gratta l'arcade sourcilière en se tachant d'autant plus avec ses doigts.

Soufflant sur le papier pour retirer les agrégats de fusain, il se saisit de son crayon d'estompe pour se pencher sur son dessin, le regard critique. Jamais fier de lui. Ronan passa des heures et des heures à estomper les traits, il passa aussi son temps à marmonner contre lui-même, son incapacité à tirer exactement ce qu'il voulait. Il manqua à un moment de tout déchirer, par sursaut de rage, mais ne le fit pas. Il prit le dessin après avoir soufflé une dernière fois dessus et le cacha sous une pile d'autres dessins. Il ne voulait plus le voir, parce qu'il avait l'impression d'avoir échoué.

Dans la nuit,

Un regard sur le paysage qui défile dehors avant que les yeux ne se ferment avec la lenteur propre aux enfants qui luttent contre le sommeil. Il luttait bien comme il faut pour rester réveillé jusqu'à ce qu'ils arrivent à la maison. Le trajet n'était pas bien long, une heure peut-être ? Il n'en savait rien. Pas un bruit dans la voiture sinon le ronron du moteur qui s'élançait sur la route de campagne. Puis un bruit, un énorme choc qui fit comprendre au petit garçon qu'il s'était assoupi. L'impression de tourbillonner dans les airs, de s'éclater contre le sol, la tête en bas, liquide contre la tempe. Des yeux qui cherchaient une mère, tête en bas aussi, morte. Des yeux qui cherchaient un père dont la position n'avait rien à envier à personne. Le reste, il ne s'en souvenait pas. L'explosion dans ses oreilles lui abrutissait le crâne. Deux jours plus tard, il se réveillait à l'hôpital, tout seul, dans une chambre où il n'y avait personne d'autre que lui. Pas de parents, forcément. Des produits, l'odeur bizarre des hôpitaux. Il n'était jamais entré dans l'un d'eux mais était persuadé pourtant que c'en était un.

Bien des années plus tard, après avoir longtemps cogité, Ronan avait compris que sa survie lors de cet accident de voiture n'était que le fait de ses pouvoirs à lui. Amortir le choc pour sa personne, l'empêcher de s'éclater contre le siège de devant. Ses parents n'avaient pas eu cette chance parce qu'ils n'étaient que des non-maj' sans pouvoirs magiques, inférieurs par la nature. Le sommeil l'avait empêché de savoir ce qui s'était passé. Miracle, miracle. C'était la raison que donnaient les médecins face à sa survie.