Une fois encore, Desmond avait maudit sa trop grande ponctualité, car, une fois encore, il se retrouva à attendre les deux autres membres du groupe en compagnie d’Archie. Stubby n’était jamais à l’heure. Le pianiste aurait dû régler sa montre sur le fuseau horaire personnel du chanteur. Hélas, sa grande rigidité vis-à-vis des obligations dues à son métier l’empêchaient de revoir ses principes à la baisse. Il ne pouvait tout simplement pas venir au studio rien qu’une demi-heure en retard.  

L’ironie du sort voulait qu’Archie Davidson soit le seul Croque Mitaine doté d’une horloge interne moins défectueuse que les autres membres du groupe. Les deux musiciens ne s’entendaient guère : l’un étant trop taquin et l’autre trop sérieux. Les contraires, au lieu de les attirer, les repoussaient comme des aimants. Desmond tolérait le guitariste car il admettait qu’il était très talentueux dans son domaine et Archie le lui rendait bien. C’était tout.  

Lorsque Stubby surgissait chez le pianiste à l’improviste pour boire une Biéraubeurre, flanqué d’Archie, Desmond s’emmurait dans un silence sinistre et se contentait de les fixer d’un œil oblique, guettant le moment où ils s’en iraient enfin. Quand ils tardaient trop, il se mettait au piano et jouait les Variations Goldberg de Bach. Cette œuvre, composée pour clavecin, finissait toujours par agacer l’oreille des plus obstinés (ainsi que le reste du voisinage). Desmond ne remerciait jamais assez Bach pour cette œuvre qu’il était capable de jouer des heures durant sans s’arrêter.  

Pour tromper l’ennui, le pianiste et le guitariste avaient commencé leur session de travail sans attendre les deux autres. C’était toujours mieux de jouer de la musique plutôt que de s’efforcer de faire la conversation.  

Chacun installé face à leur instrument, dans l’aquarium du studio, ils interprétaient un morceau tout juste composé par Desmond. Il était encore hésitant sur certains passages, mais il se garda bien d’en parler à son collègue. L’architecture de la mélodie était purement lyrique. Il s’était inspiré de la Rêverie de Debussy qu’il trouvait très inspirante par cette période sombre. Une sorte de fenêtre ouverte sur un monde obscur.  

— Je n’aime pas, déclara-t-il brusquement.  

Il venait de stopper ses mains au-dessus du clavier. Puis, il pivota lentement vers Archie.  

— Tu n’arrives pas à saisir l’essence de cette musique. C’est une caresse délicate, pas un morceau de hard rock. Tes lignes de guitare sont trop abruptes. Joue avec plus de douceur. Imagine que tu te promènes dans une forêt.  

Il baissa les yeux sur la guitare. Mû par la volonté de transcender cette bouillie musicale, il poursuivit :

— Tu es dans une forêt et soudain, tu vois une biche à seulement quelques mètres. Elle t’observe. Si tu fais trop de bruit, elle va s’enfuir. Tu dois jouer avec délicatesse pour réussir à t’approcher d’elle et la caresser.  

Pensivement, à mesure qu’il parlait, sa main droite s'aventura sur le clavier, reproduisant la mélodique qu’il avait inventée. Les notes aiguës sonnaient comme du cristal.

Il fallait toujours que leurs sessions soient ponctuées par des remarques négatives de part et d'autre. Seulement, cette fois-ci, Stubby n'était pas là pour tempérer la situation.  Qui sait, cela allait peut-être se solder par un duel ?  

Desmond se crispa, bien droit sur le tabouret face à son piano. Les remarques désobligeantes de Davidson l’agaçaient prodigieusement. D’un œil oblique, il consulta l’horloge murale du studio, à travers la vitre de la salle d’enregistrement. Seulement dix minutes venaient de s’écouler. Connaissant Stubby, il faudrait encore l’attendre une bonne demi-heure. Le pianiste ignorait combien de temps il pourrait encore supporter la présence du guitariste. Ce jour-là, il se sentait d’humeur particulièrement morose et irascible.  

Il nota que Davidson se servit un verre d’eau sans lui proposer de rafraîchissement, ce qui renforça sa mauvaise humeur. Lorsque son collègue prononça ces derniers mots, Desmond y perçut toute l’ironie du monde. Par esprit de contradiction, il stoppa net les doigts au-dessus du clavier avant même de débuter la première mesure, puis pivota vers Davidson.  

— Non, dit-il, catégorique. Je perds mon temps. Il est évident que tu n’arriveras pas à jouer ce que j’ai en tête. Tu n’as pas suffisamment de sensibilité.  

Il leva le nez avec dédain puis ajouta :  

— Je pense qu’il faut engager un autre guitariste pour ce morceau. Quelqu’un qui en comprenne l’essence. Toi, tu es adéquat pour les chansons plus basiques.  

L’ombre d’un sourire torve se dessina sur son visage pâle et cerné. Par moments, il prenait un plaisir quelque peu pervers à insulter Davidson. C’était une manière de se venger de tout ce que les Gryffondor comme lui, lui avaient fait subir à Poudlard. Il n’avait jamais pardonné les maléfices lancés pour le tourner en ridicule dans les couloirs de l’école, le suspendre à une poutre par la robe de sorcier, ou l’enfermer dans un placard pour que Rusard le trouve en pleine nuit et le colle. Aux yeux de Desmond, Davidson symbolisait la bêtise humaine.  

Insinuer que les Croques-Mitaines avaient besoin d’un guitariste supplémentaire sous-entendait clairement qu’Archie n’était pas suffisamment talentueux.  

— N’essaie pas de sortir de ton répertoire, acheva Desmond d’un ton mielleux. Après tout, certains artistes ont du succès en faisant toujours la même chose.  

Tout en le fixant d’un œil méprisant, il croisa les bras. Puis, discrètement, il glissa la main dans la poche intérieure de son veston, là où il rangeait sa baguette. Il referma les doigts autour. Juste au cas où Davidson se laisserait emporter... Desmond espérait presque qu’il l’attaque. Il avait très envie de passer ses nerfs sur lui. Nul ne critiquait ses compositions sans en sortir indemne.