Je soupire en déposant mon verre vide sur la table que j'occupe au Buckley's. Être de retour dans l'allée des embrumes, plusieurs mois après l'avoir quitté, c'est éprouvant. Revoir tout ce que j'ai abandonné, laissé derrière moi.
Je n'ai pas osé retourner au Chat Écrasé, je ne suis pas prête, pas encore. Et puis, j'ai changé, je ne me sens pas encore capable d'allier ma nouvelle vie à ma vie d'avant.
Machinalement, je me met à tourner la paille dans le verre de mon cocktail vide. J'ai envie de sang, je sens le goût métallique sur mes crocs.
J'ai passé les trois derniers mois au fin fond de la Roumanie. Cliché ? Peut-être. Un clan de vampires très influents dans l'Europe de l'Est a eu la « gentillesse », si je puis dire, de m'accueillir comme l'une des leurs. J'ai pu apprendre à me faire à ma condition, à l'accepter, à en profiter. J'ai aussi appris à arrêter de compter les cadavres que je laisse sur ma route. Autant dire que ma vie a pris un tournant à cent quatre vingt degrés.
Du coin de l'oeil, je repère Buckley, le Maître des lieux, se diriger vers moi. Rapidement, j'abaisse la capuche de ma cape un peu plus bas sur mes yeux. Je ne sais pas si j'ai envie qu'on me reconnaisse. C'est si bon d'être incognito. Maya Bergman, dernière victime en date, est le nom que j'ai donné au réceptionniste ce matin pour réserver une chambre. Bien sûr, j'ai évité d'indiquer que j'étais une vampire, même si le teint blanchâtre de ma peau et les veines bleues noires à mes poignets ne trompent personne. Encore faut-il être observateur.
Buckley me demande si je désire boire quelque chose. Sans un regard, sans un mot, je fais glisser mon verre vide dans sa direction, sur le bord de la table. Un autre cocktail rhum-cerise, pour faire genre alors que l'envie du sang me vrille la tête. Et lui qui est si proche...
Ah, oui. Durant ces trois mois loin de tout, j'ai appris à devenir dépendante à ma dose quotidienne. A présent, j'arrête de me cacher derrière une pseudo façade humaine. Je suis une vampire, je m'assume en tant que telle.

La tête baissée, j'enroule mes doigts autour du verre de rhum-cerise que Buckley dépose devant moi. J'attends qu'il se tire pour pouvoir reprendre mes aises, mais il ne bouge pas alors je serre les dents, refrène mes pulsions pour ne pas lui sauter au cou et le vider de son sang sur l'une des tables de son hôtel.
« Puis-je vous être d'une quelconque utilité madame ? » demande-t-il.
Je reste silencieuse, espérant qu'il comprenne le message, quitte ma table et me laisse tranquille noyer ma vie, ou plutôt ma mort, au fond de son cocktail. Mais il ne semble pas vouloir partir, alors je lève mes yeux noirs dans sa direction.
« Ça ira, merci. »
Maintenant, je suis grillée, je sais qu'il m'a reconnu. Il m'a poussé dans mes retranchements et je veux lui faire payer, mais je prends sur moi, porte mon verre à mes lèvres, la capuche de ma cape toujours rabattue sur mon front. Je ne donne pas long feu à mon anonymat. D'ici quelques heures, tout le quartier saura que je suis de retour, peut-être même que Paige aussi l'apprendra. Je n'aurai plus d'autres choix que d'aller assumer et affronter en face les problèmes que j'ai laissé derrière moi. L'heure de la confrontation allait sonner.