La nuit était aussi noire que la Guinness qui reposait doucement dans ce qui allait être, normalement, le dernier verre d’Athos. Comme souvent lorsqu’il avait besoin de s’entretenir avec Aethelwold d’un sujet, disons, sensible, Athos attendait l’heure de la fermeture afin qu’aucune oreille ennemie ne puisse les écouter. Et là, le sujet était plus que sensible, pour le Ministère, mais aussi et surtout pour lui. Devenu enquêteur officieux presque officiel, le jeune sang-pur avait été quelque peu déçu de ses propres prouesses lors du précédent interrogatoire dont on l’avait chargé. Chargé, quel mot déplorable pour un homme comme lui qui tenait tant à son indépendance. Mais voilà, dans un cas de force majeure, il fallait savoir faire quelques alliances si on voulait obtenir des résultats, bien que cette alliance-là le dégoutait au plus haut point. Jugeant son propre résultat déplorable, Athos ne s’attendait pas à recevoir une deuxième missive, loin de là. Et pourtant, ça avait été le cas. Le nom l’avait surpris. Lui qui faisait affaire, plus ou moins, avec le jeune serveur depuis plusieurs mois n’aurait pas songé une seule seconde à le suspecter. Derrière le comptoir, alors qu’il posait son regard sur lui, Athos ne fut que plus conforté encore dans l’idée que c’était là une lubie du Ministère, car Aethelwold avait vraiment l’air d’un innocent qui ne ferait même pas de mal à un Billywig. Mais les apparences étant trompeuses, et Athos était bien placé pour le savoir.

Évidemment, les pistes du Ministère étant aussi fines que les cordes de sa propre guitare, Athos avait du mener sa propre enquête. Sur quelqu’un avec qui il avait établi une relation de confiance, cela lui posait quelques problèmes éthiques, mais soit. Il ne pouvait décemment pas démarrer une telle conversation sans avoir quelques éléments sur lesquels s’appuyer. Et cette fois, l’exercice était bien différent de l’épisode Katrine Grant. Il s’agissait d’être plus subtil, et ne pas risquer de ruiner une collaboration importante pour des soupçons ministériels ridicules. Aussi, lorsque le dernier client fut parti, Athos entama enfin sa bière - curieux nom tout de même pour une boisson qui ne bullait pas - et rompit le silence, lui qui n’avait pas décroché un mot depuis son arrivée. « Ta journée se termine, la mienne commence… » Une formule toute en contraste qui résumait parfaitement la situation, et donner l'impression que ce petit entretien n'était qu'une banale demande de renseignements, comme d’habitude. Car l’idée n’était pas de faire passer ça pour un interrogatoire, du moins, pas au début. « L’Ombre se fait plus bavarde, je ne sais pas si tu as lu la Gazette ? » Ce torchon immonde qu’Athos répugnait à lire, mais il le faisait quand même, pour se tenir à la page. « Tu as entendu quelque chose ces derniers jours ? » lui demanda-t’il en plantant ses yeux vifs dans les siens, du moins en essayant. Athos et lui avaient déjà discuté de ça plusieurs fois, dès l’agression de Magda à vrai dire. Le jeune malfrat avait mis ces quelques indics sur le dos, mais le silence était absolu. Sauf que là, c’était différent. Le Ministère s’agitait. L’Ombre prenait la parole. Les choses s’accéléraient, et Athos n’allait pas se contenter de juste suivre le mouvement.

Depuis quelques semaines, Aethelwold sentait que l’atmosphère avait changé sur le Chemin de Traverse. Une atmosphère pesante similaire à celle qui avait succédé à l’attentat d’avril. Les gens rentraient en moyenne plus tôt le soir, les pas se faisaient plus pressants, ils se méfiaient les uns des autres. Cette atmosphère, Aethelwold la ressentait durement. En arrivant tôt le matin ou en fermant tard le soir, une petite peur s’insinuait toujours au creux de son estomac. Celle de faire une mauvaise rencontre, d’assister à une scène sanglante. Il vérifiait toujours par trois fois que le Tsarducks était fermé à double-tour en partant. La porte de son appartement, aussi. Quand il était d’ouverture, il allait toujours vérifier la chambre froide par peur d’y retrouver un cadavre depuis la nuit où il en avait fait le cauchemar. La paranoïa le gagnait.

Le service touchait à sa fin. Le dernier client venait de quitter l’établissement. Seul restait Athos Greyson. Aethelwold savait pourquoi il était là. Alors, il ne lui demandait pas de partir. Il passait un coup de lavette sur le bar, prenant soigneusement la précaution de ne pas croiser son regard, comme à son habitude. Athos entama le sujet. Le serveur acquiesça à la première question tandis que son estomac se serrait de nouveau. Et si c’était lui, l’Ombre ? Il se sentit obligé de lever les yeux vers ceux d’Athos qui le dévisageait longuement comme s’il essayer de sonder le fond de son âme. Cela le mettait mal à l’aise : il n’aimait pas être regardé, encore moins dévisagé.
« On dit beaucoup de choses sur le sujet… Les gens sont pas d’accord entre eux. Certains doutent même de l’affaire et disent qu’elle est montée de toute pièce par la Gazette ou le Ministère. Selon le gérant de Fleury & Bott, les livres sur Jack l’Eventreur, le tueur moldu, se vendent comme des petits pains. »
Il avait l’impression de ne dire que des banalités. Mais c’était à peu près ce qu’il entendait toujours les jours.
« Les gens se comportent étrangement par rapport à d’habitude depuis qu’on a compris qu’il s’agissait d’un tueur en série. Certains, même les plus fidèles, ont déserté le Tsarducks. »

Les gens… Les gens étaient d’une stupidité sans nom. Certes, la presse, et notamment l’immonde Gazette, n’était pas la source la plus fiable qui soit. Mais Athos était bien placé pour savoir que toute cette affaire n’était pas une invention. Au contraire, elle impactait des vies, bouleversait des existences. Chamboulait le sommeil des plus ou moins honnêtes citoyens. Las de la bêtise qu’il entendait, et qui n’était pas du fait d’Aethelwold, Athos secoua la tête doucement, les yeux rivés sur le plafond encore éclairé. « Ce serait le coup marketing le plus effroyable du siècle. » Ses lèvres plongèrent dans sa Guinness, un alcool qu’il n’appréciait pas plus que ça, mais qui lui semblait approprié à la situation.

Ses yeux retrouvèrent Aethel, et il sentit le malaise du jeune garçon qui n’aimait pas trop affronter les iris des autres. Il avait toujours l’air un peu mal dans sa peau. Ses vêtements avaient toujours l’air un peu trop grands pour lui, peut-être n’était-ce qu’une impression. Comme s’il avait envie de disparaître, de se soustraire aux regards. Est-ce que ça faisait de lui un meurtrier ? Athos en doutait. « Enfin, il reste fort heureusement quelques âmes bien loyales. » lui répondit-il en levant son verre d’un air entendu, avec un léger sourire. Le terrain était propice pour la suite de la conversation, c’était parfait. « D’ailleurs, puisqu’on parle de ça… » Pivotant sur son tabouret, il s’accouda au comptoir d’un air détendu qui contrastait avec le sérieux de son regard noisette. « Il me semble important que tu saches… Du moins, à ta place, j’aimerais le savoir. » Athos mettait doucement les pièces en place, se positionnant en allié, comme il avait toujours fait avec Aethelwold. Ils avaient une confiance modérée l’un dans l’autre, fragile même, et ça n’était pas le moment de l’éroder. « J’ai eu accès à quelques dossiers du Ministère concernant l’enquête, et ton nom y figure. Plusieurs fois. » L’amorce était particulière, mais Athos gageait que sa franchise donnerait des résultats. Après tout, même si on l’avait missionné pour enquêter, ce qu’il disait était vrai. En tout cas, il laissa un peu de temps au jeune homme pour encaisser la peu joyeuse nouvelle. « Ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que les Aurors viennent pour t’interroger. Mais si j’ai quelques preuves, tangibles, je pourrais sans doute convaincre certains de ton innocence. » Donner l’impression de rendre service, c’était une technique comme une autre. Et puis, après tout, si Aethelwold faisait ce qu’il disait, il pourrait effectivement laver son nom de tout soupçon, c’était même ce qu’il espérait. Sinon, c'était que son instinct était vraiment, vraiment flingué.

Spoiler:

Aethelwold n’attendait qu’une chose : qu’Athos en vienne au fait. Il sentait qu’il y avait quelque chose qui clochait. Il appréhendait tandis qu’il se versait un petit verre de soda pour boire avec lui. Il se força à sourire tandis qu’il louait sa loyauté en levant son verre. L’air sérieux de son interlocuteur l’inquiétait quand il en vint au vrai sujet. Il blêmit à l’information lâchée.
« M-mon nom ? »
Il déglutit péniblement. Lui ? Dans une enquête criminelle ? Les mots faisaient peur. Athos venait-il pour l’interroger ? Pensait-il qu’il était coupable de ces meurtres ? Mais il semblait plutôt prévenant. C’était qu’il ne lui voulait pas du mal, non ? Ou était-ce pour endormir sa méfiance ? Il ne savait pas quoi dire.
« Et, euh… Qu’est-ce qu’ils disent ? Je ne les ai pas tuées, ces femmes… »
C’était mauvais. Vraiment très mauvais. Il n’était pas un tueur. Il voulait savoir pourquoi les aurors le soupçonnaient. Il en avait besoin. Au moins pour sa quiétude d’esprit. Il ne voulait pas être arrêté sans savoir pourquoi. Peut-être avait-il été responsable de quelque chose ? Un défaut d’attention ? Une faute de jugement ?

La nouvelle eut l’effet d’un coup de massue sur le jeune Aethelwold, qui eut toutes les peines du monde à masquer son émoi. Doué pour déceler les signes d’alerte chez ses interlocuteurs, Athos n’eut aucun effort à faire cette fois, tant le pauvre serveur semblait dérouté par ce qu’il venait de lui dire. Oh, il y avait de quoi. Mais chacun pouvait réagir différemment. Athos aurait sans doute ressenti une colère froide et sourde face à pareille découverte. Lui qui détestait le Ministère, l’injustice, ou le simple fait de voir son nom écrit dans un document officiel… Sans doute que son émotion se serait devinée, mais pas aussi clairement que le désarroi du gentil serveur.

Alors qu’il encaissait le choc, Athos se fit la remarque qu’un soda était sans doute une boisson peu adaptée à la situation. Le pauvre, il avait vraiment tout d’un gosse. Son bredouillement n’aidait pas à le rendre plus mature aux yeux de l’enquêteur d’un soir, et sans ressentir un élan emphatique fort, Athos avait quand même de la peine pour lui. « C’est bien pour ça que j’aimerais t’innocenter, Aethelwold. » Puisqu’ils parlaient de nom, Athos jugea pertinent de le prononcer à cet endroit précis, pour créer une certaine proximité. Délaissant son verre, il joignit ses mains dans une posture la plus détendue possible, essayant de ne pas confronter le garçon en le fixant dans les yeux, mais juste au-dessus. « Le 13 septembre, Maeve Bones a été tuée non loin d’ici. Et visiblement, tu es parti quelque peu avant. » Athos dénoua ses mains, adoptant une attitude un peu plus ouverte cette fois, une main posée sur sa cuisse. « Je sais que ça date, mais si tu arrives à te souvenir… Est-ce que tu étais avec quelqu’un ce soir-là, ou quelque part ? » Essayant d’être le plus doux possible, bien que ça ne soit pas foncièrement dans sa nature, Athos adressa un sourire de connivence au jeune homme. « Avec un bon alibi, tu peux être sûr que le Ministère oubliera très vite ton nom. » conclut-il pour s’assurer qu’il obtiendrait une réponse. Cela serait déjà une victoire comparé au dernier interrogatoire qu’il avait mené…

Tout ce qu’Aethelwold désirait, ce n’était pas la popularité, le talent, la richesse ou le succès… C’était la quiétude. Il faisait partis de ces gens qui voulaient se faire oublier. On s’en doutait bien. Il portait cet objectif sur lui. Mais il n’arrivait à s’attirer que des problèmes. Ou bien était-ce eux qui étaient attirés par lui ? Probablement. Au fil des années, il en avait juste conclu qu’il devait être un chat noir.
Il doutait. Il ne savait pas s’il pouvait faire confiance à Athos. Paradoxalement, ses attitudes pour le rassurer avaient un peu l’effet contraire. Partiellement parce qu’il les reconnaissait – pour les utiliser lui-même parfois. Il énonça un fait, puis lui posa une question d’apparence simple. Le serveur réfléchit.
« Le 13 septembre, on était quel jour ? » Il regarda sur un calendrier qui traînait là. « Mercredi… D’habitude, je suis de fermeture avec Aurora. Mais il arrive qu’on s’arrange pour que l’un ou l’autre puisse partir plus tôt selon les besoins. » Il réfléchit de nouveau, en fixant la date sur le calendrier. « J’étais avec mon père. Il avait eu un souci et j’ai dû aller l’aider. »
Quelques années auparavant, une cabine téléphonique avait été installée car le patron avait voulu faire du Tsarducks un lieu de débarquement. Finalement, cela ne s’était pas fait – les autorités n’avaient pas apprécié que ce service moyenne finance. Mais la cabine était restée et était fonctionnelle. Et c’était bien pratique pour Aethelwold. Ainsi, son pauvre père moldu pouvait le contacter en cas de problème même quand il travaillait. Même si, parfois, il avait juste envie de saboter ce téléphone.

Est-ce qu’Athos était 100% convaincu de l’innocence d’Aethelwold ? Non. Evidemment que non. Si la vie lui avait bien appris une chose, c’était que les apparences étaient souvent trompeuses. Il en était d’ailleurs la preuve vivante, car rien dans son look, ses manière, son attitude, ne pouvait porter à croire qu’il trempait dans des affaires aussi compliquées que celles qui faisaient son quotidien. Pour autant Athos avait du mal à croire que la personne qui lui faisait face était un tueur. Que c’était lui qui avait enserré la gorge de Magda de son bras pour l’empêcher de respirer, et pointé sa baguette sur elle pour tenter de la… Stop.

Le serveur retrouva vite son sang-froid une fois qu’Athos eut évoqué des faits, précis et incontestables. Son pragmatisme semblait être un refuge, un point d’ancrage, et Athos l’observa en silence essayer de remettre en l’ordre les pièces de son passé. Le début de l’histoire coïncidait avec la déposition de sa collègue, la dénommée Aurora. Quant à la suite, et bien… Même si Athos avait une excellente mémoire, il lui semblait tout bonnement prodigieux qu’on puisse ainsi se rappeler de ce qu’on avait fait plus de 2 mois plus tôt. Étrange, mais pas assez pour en tirer des conclusions. Le père du jeune homme surgit dans la conversation, et en soi, l’alibi était plausible. Aethelwold avait perdu sa mère quelques mois plus tôt, quelques jours avant la première agression d’ailleurs - ne jamais tirer de conclusions hâtives, non, même quand c‘était tentant. Il était donc logique que le fils aide le père. Logique, oui, mais ça n’était là que des paroles. « Rien de grave j’espère… » dit-il plus par réflexe qu’autre chose, se foutant bien de savoir exactement ce qui s’était passé. Papa Goodfellow était en vie, bien en vie oui, Athos avait mené son enquête. Alors ça ne pouvait pas être si grave, de toute façon. « Est-ce que ton père pourrait témoigner que tu étais avec lui à ce moment là ? » Et dire qu’avec un peu de Veritaserum, tout ça aurait pu être si simple, bien plus simple. Mais Athos n’était pas fan de ces méthodes là. « Ou ta mère, peut-être ? » C’était un coup bas, oh ça oui. Mais le jeune aristocrate n’était pas réputé pour son empathie après tout. Ce qu’il voulait, c’était guetter la réaction du jeune homme à l’évocation de feu sa maman. Et puis après tout, la question était logique. Athos n’était pas censé avoir enquêté sur lui. Du moins, il ne voulait pas qu’il le sache. Alors il agissait comme s’il ignorait tout de sa vie, comme s’il avait respecté son intimité alors que son flair avait su dénicher quelques informations qu’on ne dévoilait qu’à des proches. Et Athos, si parfaitement à cheval entre bienveillance et manipulation, n’était pas vraiment à classer dans cette catégorie, qu’on se le dise.

Aethelwold ne s’absentait que très peu de son travail. Il n’aimait pas cela et veillait à ce que cela arrive le moins possible. Parfois, c’était compliqué à gérer. Tandis qu’Athos espérait, par pure politesse, que cela n’eut pas été grave, le jeune serveur haussa les épaules avec un micro-sourire gêné et maladroit. Rien d’inhabituel, aurait-il été tenté de répondre s’il gardait rancœur envers son père. Mais il comprenait bien que si son paternel était devenu comme il était, c’était un peu de sa faute. Tout était de sa faute.
« Je crois que oui. Mais dans une moindre mesure. Tu sais, il n’a pas toujours la mémoire très fraîche. »
Les ivrognes avaient rarement excellente mémoire après quelques heures de beuverie intensive. D’un coup, il fut surpris à l’évocation de sa mère, qui détourna complètement ses pensées qui étaient alors dirigées vers son père.
« Oh, euh… » bégaya-t-il donc en baissant le regard et triturant ses mains, embarrassé. « Elle nous a quittés cet été, je le crains. »
Aethelwold pensé qu’Athos se serait renseigné sur ce genre de choses avant de venir lui parler. C’était un homme toujours si bien informé sur les personnes qu’il suivait. Le serveur ne s’était pas attendu à cette question qui fit remonter de douloureux souvenirs teintés de culpabilité. Il revoyait le visage de sa mère le dévisager comme s’il était un monstre. Mais l’adoration qu’il éprouvait adoucissait ses traits, le rendait aveugle à sa frayeur. Mrs. Goodfellow avait été une bonne croyante, fréquentant assidument l’église du village avant de tourner folle. Elle pensait que son fils de quatre ans était détraqué – or, il était juste sorcier. Mais il ne lui en voulait pas. Il s’en voulait de ne pas avoir été le fils qu’elle aurait voulu avoir. Jusqu’à la fin, chaque semaine, il allait la voir à l’hôpital et lui ramenait des fleurs de saison pour remplacer celles qui commençaient à fâner.

Beaucoup de gens pensaient qu’Athos était un connard. À dire vrai, c’était souvent le cas. L’égoïsme dont il faisait preuve, et qu’il aimait invoquer pour justifier - le plus souvent à lui-même - ses comportements, en était la principale cause. Ce qui comptait, c’étaient les résultats. Et s’il fallait passer par un biais plutôt désagréable pour les obtenir, et bien il le faisait. On n’embrassait pas une telle carrière quand on avait peur de se salir les mains, ou à défaut, l’âme. Aussi, même après avoir détecté une légère gêne du côté d’Aethelwold quand il évoqua la mémoire défaillante de son père - soit, on ne choisissait pas ses parents après tout - Athos n’hésita pas à s’engouffrer dans la brèche béante du sujet maternel. C’était certainement cruel, oui. Il le savait d’ailleurs. Mais celui qui assassinait des femmes l’était bien plus, et si pour le trouver, il fallait blesser quelques innocents, alors Athos le ferait. Le sorcier au sang pur était prêt à tout, même à collaborer avec le Ministère, pour élucider ce mystère.

Athos guetta donc la réaction du jeune serveur. Les gens avaient toujours des comportements bien différents face au deuil, mais confrontés à un petit choc comme ce qu’il venait de faire, il était bien difficile de faire semblant. C’était là tout le sens de sa manoeuvre, détecter une émotion pure, incontrôlée. Toute la gestuelle du jeune homme démontrait sa gêne à aborder le sujet - compréhensible après tout, ils n’avaient pas élevé les botrucs ensemble - et son bégaiement semblait plus être une tentative de trouver ses mots plutôt qu’un petit temps gagné pour monter un mensonge. Effectivement, sa mère était morte cet été, peu avant les meurtres et la suspicion d’Athos était vaguement légitime. Il aurait pu vriller après un tel événement, surtout que les victimes étaient pour la plupart des mères. L’image de Magda et Tobias cette matinée là s’imposa à lui, image qu’il s’efforça de chasser car ça n’était pas le moment et puis, c’était une invention de son esprit. Il n’était pas là ce matin là. Il n’était là, non, c’était bien ça le problème.

Athos enfila donc son masque de la compassion, un peu feinte il fallait bien le dire. Mais il savait faire ça après tout. N’excellait-il pas dans l’art de mentir, de paraître ? « Oh, je suis désolé Aethelwold. » Il ne poussa pas le bouchon jusqu’à dire qu’il n’était pas au courant, quand même. « Moi aussi j’ai failli perdre quelqu’un cet été. C’est pour ça que je cherche des réponses. » enchaîna-t’il, basculant sur un registre plus sincère avant de boire une gorgée de sa Guinness qui le fit un peu grimacer. Se reconnecter un peu à lui semblait nécessaire après cet interlude volontairement dramatique. « Essaye de parler avec ton père, voir si sa mémoire peut être rafraichie. Le Veritaserum peut être une option, si tu es d’accord bien sûr. » Pas vraiment recevable pour un procès, mais suffisamment pour que les Aurors lui sachent la grappe avec le peu d’infos qu’ils avaient. Ça serait là une véritable preuve de bonne foi après tout. « J’ai une dernière question, si tu veux bien. Et ça n’a rien à voir avec toi, mais, je ne vois pas meilleure personne pour me renseigner. » C’était indéniable. La mémoire de son père défaillait peut-être, mais Athos savait que le serveur retenait parfaitement les commandes de ses habitués. « Des témoignages ont fait mention d’une odeur de whisky irlandais. Toi qui sers le tout Londres sorcier, tu aurais un nom qui te vient en tête, un habitué dont c’est la boisson préférée ? » Athos lui, prenait toujours du whisky écossais. Tout de même, il connaissait ses classiques.

La vie était étrange depuis le décès de sa mère. Un vide s’était créé. Il avait l’habitude d’aller la voir toutes les semaines. Là, il se retrouvait avec une après-midi entière de libre supplémentaire par semaine. Au début, il passait cette après-midi à se morfondre. Mais il avait eu conscience qu’il ne pouvait pas passer sa vie ainsi alors il avait décidé de mettre à profit ce nouveau temps libre à des fins utiles. Des choses simples : faire le ménage chez lui, faire ses courses pour la semaine, faire ses maigres repas… Ces tâches routinières étaient rassurantes et le sortaient de ses pensées tristes. Sa mère était heureuse là-haut, Dieu – ou qui que ce fut d’autre qui peuplait le firmament – prenait bien soin d’elle. Aethelwold devait le faire pour lui-même et pour son père ici-bas.
Athos lui confessa que lui avait failli perdre quelqu’un. Ainsi, il connaissait bien la femme à qui l’on avait coupé la jambe, hein ?
« Je comprends… »
Timidement, tenant son verre des deux mains, il but un peu de soda pour essayer de dénouer sa gorge. Il déglutit avec peine. Il acquiesça à la suggestion d’Athos. Il n’aimait pas vraiment l’idée du véritasérum. Il avait l’impression de trahir son père.
Il écouta attentivement la question d’Athos avant de se mettre à réfléchir. Beaucoup buvait du whisky irlandais. Son père en buvait, d’ailleurs.
« De ces derniers mois ? Hmm…  Il y a un certain Petrus qui en boit beaucoup. Il semble avoir des problèmes avec son épouse. Il dit plein de vilaines choses sur elle – et sur sa belle-mère... » Aethelwold était trop poli pour les répéter. « Il y a aussi un jeune homme. Il vient ici depuis longtemps mais dernièrement il s’est mis à boire pas mal d’alcool. Il est plutôt discret et ne fait pas de vague. » Il réfléchit de nouveau. « Un garçon, Moran Powell… Ah non non, lui c’est de l’écossais. » Un garçon très sympathique, par ailleurs. « Et un homme… Je crois que son prénom, c’est quelque chose comme Sheldon, Brannon… Il vient surtout par périodes. »

La conversation touchait à sa fin. En évoquant son propre drame, Athos était parvenu à se lier à nouveau à Aethelwold ou tout du moins, à maintenir une apparente relation cordiale. Sans compter qu’il n’avait même pas eu à mentir, bien que ça n’aurait pas été un problème en soi. Aethelwold comprenait, donc. Et ne semblait pas mal à l’aise à l’idée de faire face à un homme qui partageait un bout de sa vie avec une victime de l’Ombre qu’il aurait pu être. Les suspicions d’Athos, déjà très vagues, s’évanouirent rapidement. Aussi délivra-t’il ses conseils les plus avisés pour permettre au jeune garçon de s’extraire des griffes tentaculaires du Ministère. Lui-même ferait son rapport, et les Aurors allaient sans doute délaisser la piste qui était bien plus glacée que l’air du Londres hivernal. Mais on était jamais trop prudent. John Dawlish par exemple était un abruti notoire, totalement capable de venir perturber le serveur avec des questions autrement moins délicates que les siennes. Le souvenir de sa rudesse lors de l’événement sous le pont, quelques semaines plus tôt, était encore frais dans sa mémoire. L’image de la jeune adolescente lui revint, et il la chassa d’une longue gorgée de Guinness. Trop longue.

La conversation se terminait donc, et Athos avait posé une dernière question dans l’espoir que ça le mène à une piste, même si c’était là bien mince. Le whisky irlandais était une boisson que l’on consommait moins que son grand frère écossais - bien meilleur, soit dit en passant - mais qui n’était pas l’unique apanage d’un tueur. Aussi écouta-t’il avec attention les possibles suspects… Ce Petrus ne lui évoqua rien de particulier, mais la précision d’Aethelwold lui laissa penser qu’il s’agissait d’un ivrogne potentiellement violent avec sa femme - triste mais hélas, on ne pouvait sauver tout le monde. Le nom qui suivit le tendit nettement plus. Powell. Foutu journalope qui avait osé rire du malheur de Magda. Athos haïssait ce type, et son regard s’obscurcit à la simple évocation de son ignoble nom. Mais s’ils ne partageaient pas la même notion du bon goût, ils avaient au moins en commun leur alcool de prédilection. Soit.

Quant à la suite… Athos était en train de boire sa dernière gorgée, gageant qu’il était temps de partir après l’énumération. Et tandis que le serveur faisait un effort pour retrouver un prénom, le cerveau d’Athos fit une association certaine qui le fit manquer de s’étrangler. Toussotant quelques secondes, il s’essuya les lèvres par réflexe et regarda d’un air extrêmement concerné Aethelwold. « Shannon ? » Il était vrai que son frère de coeur était si irlandais qu’il préférait consommer l’alcool de ses terres. Mais… Merde. Que le nom de Shannon surgisse dans cette conversation était un problème, un problème qu’il venait de provoquer avec sa réaction démesurée. Merde, merde, merde ! Sa fatigue le rendait fébrile, le sujet le rendait nerveux. Il aurait du se taire, et laisser le temps effacer un peu plus la mémoire du gamin. Là, si Dawlish se pointait et que son interlocuteur balançait ce nom… Athos savait que son ami était sur la liste des suspects. Et ça n’arrangerait pas son cas. Car évidemment, il ne lui venait pas à l’esprit que Shannon était coupable. Comment aurait-il pu ? C’était l’idée la plus ridicule qui soit. Il fallait rattraper le coup, et maintenant. Après tout, ça n’était sûrement pas de Shannon dont Aethelwold parlait. Son pote irlando-hispanique traînait plus dans des bars mal famés que dans un endroit comme celui-ci, clairement. « Shannon O’Brian ? » se reprit-il toutefois en espérant que cela suffirait à détourner la piste. « Pas vu à Londres depuis des lunes. Mais je vais m’intéresser de près à ce Petrus. » Un instant, il eut envie d’oublietter le gamin, effacer les dernières secondes, et répéter le prénom de Sheldon pour l’inscrire dans son esprit. Mais Athos n’en fit rien. Il était trop crevé pour y arriver, trop bouleversé aussi. « Merci Aethelwold. Je parlerai en ton nom, sois-en sûr. » L’instant d’après, il avait quitté les lieux, laissant sur le comptoir une coquette somme. Une chose était sûre, il fallait qu’il disculpe Aethelwold auprès des Aurors, et qu'il occulte de son rapport toute la fin de cette conversation. Les hommes du Ministère ne devaient pas venir ici. Il en allait de la réputation de son plus cher ami.