Quinze jours s'étaient écoulés depuis le soir de la rixe, depuis que mon coéquipier avait perdu la vie devant mes yeux engourdis par la douleur de blessures multiples. J'avais mis dix jours à récupérer la totalité de mes capacités, non sans de nombreuses heures d'alitement interminables. C'était le premier soir ou je m'autorisais (ou plutôt les médecins m'autorisaient) à sortir. J'avais rendez-vous avec une amie dans un petit resto cossu de la ville près du cimetière de Abney Park. Emmitouflée dans mon gros manteau, protégeant ma plaie à peine cicatrisée au cou, je me dirigeai d'un pas dynamique vers le restaurant.

Après un repas gargantuesque et des confidences d'amies retrouvées, je fus prise de crampes à l'estomac. Quoi de plus normal après les deux desserts que je venais de m'enfiler. Je pris mon mal en patience jusqu'à ce que nous sortions de table et retournions dans le froid glacial du dehors ou m'abandonna mon amie. Alors que je commençais à entamer ma promenade digestive le long du cimetière, les crampes s'accentuèrent, si bien que je m'arrêtai en plein milieu du trottoir et me pliai en deux, les mains pressant mon ventre. Mais ça ne passait simplement pas. J'appuyai ma main contre le mur en pierre du cimetière et penchée en avant, les crampes me firent déglutir mon repas entier.

Tout d'un coup, la douleur à mon cou me tirailla vivement, tandis que ma mâchoire craqua brutalement, mes crampes se rependirent à tout mon corps qui commença à tressaillir. A mesure que la lune scintillait au zénith de la nuit, je fus prise d'une bouffée de chaleur insoutenable. Je me trainai jusqu'à l'entrée du cimetière et commençai à enlever les couches supérieures de ma tenue pour me retrouver en manches courtes. Mon dos se crispa et mes jambes, fermement ancrées dans le sol se sentirent soudainement à l'étroit dans mon pantalon large. Mes sens devinrent plus précis, tandis que mon apparence perdait de son humanité. Une vague de violence m'envahit, mon sang s'accéléra dans mes veines, prêtes à exploser sous ma peau velue. Les derniers vestiges de conscience m'abandonnèrent enfin pour laisser place à une bête instinctive guidée par une faim insatiable de chair fraiche....

Perturbée par mon nouveau corps, mes quatre pattes au sol, je titubai entre les tombes à l'affût de la moindre nourriture. Un premier rat passa sous mes crocs, mais loin d'apaiser ma faim elle la décupla encore. Un chat errant, deux autres rats et la vision d'une femme me fit saliver. En quelques secondes, j'étais sur elle, tentant de planter mes griffes dans sa peau translucide mais....

La jeune femme m'envoya valser quelques mètres plus loin d'une force inhumaine et prit une position d'attaque non équivoque : elle ne se laisserait pas faire si facilement. La volonté de me nourrir me montait à la tête et devenait mon unique but. Dans un grognement guttural, je me jetai à nouveau sur elle, griffes devant, mais elle m'esquiva encore, m'écrasant le museau complétement sur le marbre de la tombe. Je me relevai doucement, montrant les crocs pour l'impressionner, mais l'humaine ne bougea pas d'un poil. Je fus saisie tout d'un coup par une odeur persistante de sang s'immisçant dans mes narines qui me donna une montée vivifiante de chaleur et d'adrénaline. Les yeux à demi révulsés, affamée, je fonçai droit sur elle, et la mordit au plus profond de sa chair.

Glaciale, sa peau était glaciale, je ne relâchai pas pour autant l'étreinte de ma mâchoire sur son avant bras, malgré la violence qu'elle usait pour se défendre. Mes griffes perforèrent légèrement sa peau, et notre danse mortuaire nous mena trois tombes plus loin. La sang froid me maintenait à présent fermement sur le dos, faisant craquer ma colonne sur le sol terreux. Ses yeux étaient gorgés de sang, comme mes veines bouillonnantes. Je redoublai d'effort pour la repousser et je la fis rouler sur le côté, la faisant basculer de tout mon poids sur son dos. Je penchai la tête en avant, l'appel de sa jugulaire dans ma gueule se faisant de plus en plus présent mais.....

Une douleur intense à la colonne vertébrale me réveilla et me paralysa sur place. Une brise glaciale enveloppait ma peau et mes yeux mi-clos s'entrouvrirent légèrement. Les premières images me parvinrent, un tas de feuilles, des silhouettes de tombes, mes jambes nues. Le visage de la jeune femme en face de moi me remémora les évènements. Des images séquentielles de notre combat, le gout du sang dans ma bouche, l'odeur de sueur, ma chaleur et sa froideur, ma rage et ma faim insatiable inassouvie, je me souvenais...

Mon crâne me lançait terriblement, et alors que je portai mon bras engourdie à mon oreille, le sang à peine séché me fit deviner une plaie. Mon corps et mon esprit recomposant la scène, je frôlai machinalement tous les endroits où elle m'avait touchée. Ma tête, ma pommette gonflée, mes omoplates et enfin l'aine ou deux trous rappelaient sa morsure.

Enfin je percutai ma nudité et dans un réflexe de pudeur je me positionnai en foetus, les bras enveloppant mes jambes, cachant les parties les plus intimes.
Je fixai la jeune femme, devinant la créature, et ne bougeai plus, presque tétanisée par ce qui s'était passé.

Je saisis le vieux gilet qu'elle me tendait et le positionna de manière à couvrir le plus de peau possible. Un léger sourire de remerciement illumina mon visage livide tandis que je l'observai.
Il me fallut quelques longues minutes pour reprendre complétement mes esprits et pour pouvoir articuler une réponse à la jeune femme. Lorsque j'ouvris la bouche, une douleur vint saisir ma mâchoire:

- Toi non plus... Ajoutai-je à sa dernière remarque.

Mon regard ondulait sur sa silhouette à la recherche des blessures que j'aurais pu lui causer, mais la créature devant moi semblait avoir peu de véritables séquelles de notre bagarre. Les vampires étaient connus pour renouveler leurs cellules en quelques secondes et ainsi guérir de pratiquement tous les maux.

- Tu n'as presque rien visiblement ! Dis-je à la suite de mon inspection visuelle.

Le soleil n'était pas encore levé mais le ciel prenait les teintes rosées de l'aube. J'avais passé la nuit ici..

- Depuis combien de temps nous sommes là ? Depuis combien de temps, j'ai repris ma forme....j'hésitai....humaine ?

Elle le savait sans doute, elle était réveillée depuis plus longtemps que moi. Et elle en savait certainement plus que moi que la créature que j'étais devenue...

Toujours repliée sur elle même, Audrey écoutait la réponse de la vampire. 5 ou 6 heures, allongée là dans le froid. Et Paige était restée là, auprès d'elle toute la nuit. Pourquoi ? Audrey fixa son interlocutrice avec l'intensité d'une bête affamée et lui répondit :

- Ça ne m'était jamais arrivé auparavant.

Se sentant en confiance avec la créature..Elle partageait toutes deux un secret sur leur humanité après tout, Audrey reprit la parole, un ton neutre, discret :

- Je me sens étrange.. continua-t-elle....il y a deux semaines, j'ai été mordu...

Elle porta machinalement sa main à son cou, ou les restes de cicatrice marquaient encore sa peau. L'auror attendit la réaction de Paige et continua, comme prise de conscience :

- Je ne peux pas rester dans cet état .... J'ai des obligations, un boulot... Je peux pas être dépendante de cet état !!. Elle fit une pause. Je pourrais attaquer n'importe qui.. tuer des innocents....

Si il y avait bien une personne à qui elle pouvait révéler cet état d'esprit c'était bien elle. Elle ne la connaissait pas mais son état de créature de la nuit les plaçait dans le même sac.
Elle allait devenir une paria...Et si le Ministère le découvrait.. elle se ferait virer !!