« Maman, attends… Ellen Warnen s’arrêta sur le pas de la porte et soupira. Cet enfant allait finir par la tuer.
-Oui, mon chéri ?
-Je préfère que tu laisses la lumière allumée… répondit Glen l’air penaud. Sinon, il va revenir.
-Qui va revenir ? ajouta la mère, levant les yeux au ciel. Tous les soirs, la même histoire…
-Ben lui. Du doigt, le petit garçon indiqua le dessous de son lit.
-Mais mon chéri, il n’y a rien sous le lit. Voyant les yeux de son fils se remplirent de larmes, Ellen fit demi-tour et enlaça son enfant. On a regardé ensemble hier, aucun monstre sous ton lit. Je te le promets. Puis je te le répète Glen, les monstres, ça n’existe pas… Sur ces mots, la mère embrassa le front de son fils et remonta ses couvertures jusqu’à recouvrir le bout de son nez. Elle retourna sur le pas de la porte et posa le doigt sur l’interrupteur. Un, deux, trois… » Clic. La chambre fut alors plongée dans le noir.
 
Gordon Warnen, confortablement installé dans le canapé en cuir du salon regardait la télévision. Ce soir, sa fille Elber devait passer les voir. Pas très tôt avait-elle dit. Le patriarche regarda sa montre. A cette heure-ci, en temps normal, il se glissait dans son lit auprès de son épouse, et lisait un chapitre avant de sombrer dans un sommeil profond. Mais aujourd’hui, le jour de l’anniversaire de sa fille, il pouvait bien faire une exception. Elle qui passait si rarement rendre visite à ses vieux parents, quelle image aurait-elle d’eux si en rentrant, elle trouvait tout le monde au lit. Surtout qu’Ellen avait préparé un gâteau très apetissant et que la télévision repassait une rétrospective sur ce pauvre Claude François. Autant de raisons pour rester éveillé ce soir-là. Gordon observa son épouse descendre les escaliers d’un pas lourd et venir se jeter sur le canapé, à ses côtés.

Personne ne me croit. Ni maman, ni papa. Pourtant, moi, je l’entends. Je sais qu’il existe. Il est là, juste sous le sommier de mon lit. Il attend que je baisse ma garde. Il attend que le sommeil me prenne pour sortir de sa tanière. J’ai beau remonter encore plus haut mes couvertures, jusqu’à ce que ma tête soit totalement enfouie sous le drap, ça ne change rien. J’ai toujours aussi peur. J’aimerai tellement pouvoir sortir de mon lit pour aller appuyer sur l’interrupteur… Car je sais qu’il fuit la lumière. Je sais que jamais il ne pourra m’atteindre tant que l’obscurité ne sera pas totale. Mais je ne peux pas poser pied à terre. C’est impossible... Car alors, la créature de sous mon lit m’attrapera par la cheville et m’attirera dans sa tanière.
La seule chose qui me rassure un peu, mon radeau de sauvetage, c’est le bruit de la télé, tout en bas. Je sais que papa et maman ne sont pas loin. Je sais que si je les appelle, l’un d’eux viendra aussitôt. Ils ne seront pas contents. Ils me diront que je dois arrêter mes bêtises, que je dois grandir. Mais moi, je m’en moquerais. Car je sais que tant que je suis tout près d’eux, je ne risque rien. Je suis en sécurité.
 
Gordon bailla.
« Encore Glen et ses histoires de monstres ? Ellen posa une main affectueuse sur le genou de son mari.
-Tu sais, ça lui passera… Il n’a que cinq ans.
-Justement ! A cinq ans, il doit apprendre à devenir un homme. Silence pesant dans le salon. Silence pendant lequel Cloclo, comme l’appelaient les français, effectuait quelques pas de danse, entourés de ses magnifiques Claudettes… Moi, à son âge, je prenais mon vélo et je partais seul pendant des heures me promener dans…»
CRAAAAAAC
La porte d’entrée vola en éclats, projetant dans le salon tout entier une multitude de petits morceaux de bois. Sous la puissance du choc, le canapé du salon se renversa, envoyant par la même occasion au sol le couple Warnen. Une seconde plus tard, Gordon s’était déjà redressé. En période de crise, il était du genre à réagir rapidement. Et en l’occurrence, cette fuite de gaz qui venait de détruire la moitié de son salon devait être maitrisée au plus vite. Laissant sa femme retrouver ses esprits, le patriarche enjamba le canapé. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque sur le pas de la porte, il entraperçut, à travers la poussière de plâtre et de sciure de bois flottant dans l’air, deux silhouettes…

Prenant appui sur l’accoudoir du canapé, Ellen se redressa. Du plat de la main, elle épousseta son chemisier blanc. Dans sa chute, la manche droite s’était déchirée sur une dizaine de centimètres. Comme si repriser les pantalons de son fils et les chaussettes de son mari ne suffisait pas…
« Excusez-nous pour cette intrusion tardive, Monsieur, Madame, mais nous venons avec l'ordre de vous tuer. Comprenez qu'une telle issue ne pouvait pas être remise à plus tard. Cette voix inconnue attira l’attention de la femme. Deux étrangers se trouvaient maintenant dans son salon à moitié dévasté. L’un deux, le plus jeune, posait le pied sur la première marche de l’escalier menant au premier étage tandis que l’autre menaçait son mari d’une baguette semblable à celle d’Elber.
-Sortez immédiatement de notre maison, entendit-elle son mari répondre avec hargne. Chérie, va appeler la police ! »
Mais tous ces mots échangés ne percutèrent pas l’esprit de la femme. Son regard flou suivait pas à pas la lente progression du jeune sorcier montant les marches. En haut de ces marches, il y avait son fils. Son fils unique. Nous venons avec l'ordre de vous tuer… De vous tuer... Il lui sembla alors qu’elle venait d’être plongée de la tête aux pieds dans une baignoire d’eau glacée. Ignorant la demande urgente de son mari, Ellen s’élança vers l’escalier. Non, pas Glen... Peut importait ce qu’il lui ferait à elle... tant qu’il ne touchait pas à son fils…
 
Dans son lit, Glen ne dormait pas. En bas, il se passait des choses étranges. Un vacarme assourdissant, des voix inconnues et maintenant des pas dans l’escalier. L’enfant aurait voulu se lever, aller retrouver ses parents et comprendre les raisons de toute cette agitation. Mais il ne pouvait se résoudre à poser un pied à terre, à la merci du monstre de dessous son lit. Il ne pouvait prendre le risque de sortir de ses draps, c’était bien trop dangereux... Quoiqu’il se passait au rez-de-chaussée, c’était sans aucun doute moins grave que ce qu’il se passait ici même, dans sa petite chambre.

Les pas s’arrêtèrent devant la porte de sa chambre. Agrippant ses couvertures, les yeux agrandis par la peur, Glen tendait l’oreille. Au rez-de-chaussée, les cris avaient cessés. La maison semblait maintenant plongée dans un silence pesant. Le petit garçon aurait bien voulu appeler sa maman, mais aucun son ne parvint à sortir de sa bouche. Derrière la porte se trouvait quelqu’un. Peut-être était-ce un monstre, un peu comme celui de sous son lit. Peut-être ne savait-il pas ouvrir les portes, peut-être attendait-il que l’enfant sorte de lui-même pour le dévorer tout cru. Alors que la poignée de la porte de sa chambre grinçait, terrifié, Glen, plongea sous ses couvertures. Il ferma les yeux très fort et écouta quelques secondes son cœur tambouriner contre ses tympans.
Puis, à travers ses paupières, il vit de la lumière. Ni une, ni deux, il se débarrassa de ses couvertures et regarda d’un air stupéfait l’inconnu planté au beau milieu de sa chambre.
« Les monstres ont peur de la lumière… Apaisé, le garçon posa un pied à terre. Tu n’es pas un monstre alors… Glen sourit, totalement rassuré. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il se ferait dévorer. Qui es-tu ? »

Ellen venait de poser le pied sur la première marche de l’escalier menant au premier, quand le sol se déroba. Elle poussa un cri de stupeur alors qu’elle se sentit tomber à la renverse contre le carrelage du salon. Mais à sa grande surprise, elle ne toucha pas le sol. Elle resta suspendue dans les airs, la tête en bas, tel un ballon gonflé à l’hélium. Gordon Warnen resta un instant bouche-bée, regardant sa femme mouliner désespérément des bras, puis il prit sur lui et posa les yeux sur le sorcier.
« Nous… nous sommes une honnête famille, monsieur. Posez donc ma femme par terre et prenons le temps de discuter, je suis sûr que… nous parviendrons… à… à un accord… » Le patriarche avait bien conscience que face à cet homme et son sourire sadique, ses tentatives d’apaisement n’avaient aucun poids. Il jeta un regard désespéré en direction de la rue, priant pour qu’un voisin alerté par le vacarme appelle la police avant que les évènements ne dérapent irrémédiablement…

« Mais non, pouffa le petit garçon d’un air amusé. Les monstres, ils ont des grandes dents, des gros yeux, et ils marchent comme ça… Glen posa les genoux puis les mains sur le sol. D’une démarche grotesque, il tourna à quatre pattes autour de l’inconnu en grognant. Et des fois, ils ont même des tentacules à la place des mains et des pieds. Et ils sont verts et moche. Toi t’es joli, continua le garçon en se relevant. Il posa ses yeux sur le visage de l’inconnu, plus persuadé que jamais d’avoir en face de lui un nouvel ami. Du bout de l’index il toucha la main du sorcier, regardant avec curiosité la baguette qui s’y trouvait… Ma sœur elle en a une comme ça. Tu me montres comment ça marche ? » Glen suppliait le jeune homme du regard. Jamais sa sœur ne lui avait fait de démonstration de sa baguette magique. Pourtant, ce n’était pas faute de lui avoir demandé. Elle se contentait juste de lui grogner que ce n’était pas de son âge, que c’était dangereux, nia nia nia… Quelle rabat-joie celle-là…


La situation lui échappait totalement. Gordon regarda impuissant sa femme voler jusqu’au fauteuil du salon. Et cet homme imposant, cet intrus qui s’approchait à nouveau de lui de son air menaçant. Pourtant, dans sa vie, il en avait croisés des hommes impressionnants, malveillants et cruels… Mais jamais ils n’avaient eu ce calme glacial, ce regard inébranlable que seuls les tueurs accomplis peuvent avoir… Le patriarche sursauta quand le prénom de sa fille fut prononcé. Du coin de l’œil, il aperçut son épouse se relever péniblement, un peu secouée par l’atterrissage forcé, puis se diriger à nouveau silencieusement en direction de l’escalier. Gordon ouvrit la bouche, mais ne sachant que dire, il la referma aussitôt. Il fallait que le sorcier oublie un instant Ellen, juste le temps pour elle d’atteindre le premier étage et de s’enfermer avec Glen dans la salle de bain. Ils y seraient en sécurité songea le père Warnen, repoussant de son esprit l’image de la porte d’entrée totalement détruite.
« Laissez ma fille en dehors de tout ça, lança Gordon d’une voix qu’il tentait de garder ferme. Il ne savait que très peu de choses des activités d’Elber. Seulement qu’elle poursuivait ses études à l’université. La dernière fois qu’elle était passée à la maison, elle avait fait allusion à un vague mouvement de résistance… mais le père n’avait pas creusé plus la question. Il avait confiance en sa fille. Mais qu’attendez-vous de nous au juste ? Vous voulez de l’argent, c’est ça ? » ajouta Gordon Warnen, une lueur d’espoir dans la voix.